Nabil Karoui, une stratégie de conquête

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Nabil Karoui est candidat pour les élections présidentielles anticipées de septembre 2019. Mohamed Slim Ben Youssef, doctorant en Sciences Politiques à l’Université IEP d’Aix en Provence nous propose sa lecture de son parcours.

Nabil Karoui, président du parti “Qalb Tounes” et prétendant au Palais de Carthage, est le candidat le plus décrié de ces élections présidentielles. Il est non seulement actuellement en détention provisoire pour une suspicion d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent, mais il est aussi souvent accusé par ses détracteurs de transformer une notoriété acquise dans le caritatif en capital politique, ce qui lui vaut des accusations de populisme. 

En 2017 la fuite d’enregistrements, dans lesquels on entend Nabil Karoui menacer l’ONG I-Watch, alimente une image très controversée du personnage. Cette organisation a en effet révélé l’affaire de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale pour laquelle Karoui est poursuivi. On l’entend demander à des journalistes de Nessma de s’attaquer directement aux familles des représentants de cette organisation et à les diffamer .

Apparu dans les sondages en décembre 2018, le fondateur de Nessma TV voit sa cote augmenter de jour en jour. Il déclare sa candidature à l’élection présidentielle à la fin du mois de mai et devient une source de préoccupation pour ses rivaux. 

« Son “intrusion” s’effectue par la suite subrepticement dans un champ politique qui ne l’a jamais reconnu comme un “professionnel” du politique.

Son arrestation le 23 août, une semaine avant le début de la campagne électorale, suite à l’émission d’un mandat de dépôt contre lui et son frère Ghazi dans une affaire instruite depuis 2016, a profondément divisé l’opinion. Au-delà de la signification de cette arrestation, certains observateurs de la scène politique qualifie la démarche de Nabil Karoui de “populisme caritatif”.

Nabil Karoui, l’outsider total ?

Le patron de l’agence de communication Karoui & Karoui est issu d’un milieu modeste. Né en 1964 à Bizerte, son père était un employé et sa mère femme au foyer. Il échoue à obtenir son bac en Tunisie et décide d’aller le passer à Marseille, puis y entame des études supérieures. Son rapport à la famille est très étroit : aîné de sa fratrie, il invite son frère et sa sœur à venir poursuivre leurs études en France. Dans une interview accordée à France 24 en juillet 2019, il explique que tout jeune il rêvait déjà de devenir milliardaire alors qu’il commençait à peine ses études supérieures. Toujours dans la même interview il explique que cette ambition va se heurter à l’oligopole qui caractérise le marché tunisien. En effet ses segments les plus juteux sont contrôlés par quelques familles d’une bourgeoisie commerciale et industrielle bien installée. 

Peu après son expérience avec Canal + Horizons, au moment où il fonde l’entreprise de communication “KNRG”, qui deviendra par la suite “Karoui and Karoui world”, les Karoui ont du mal à se positionner sur le marché tunisien et ils en sont frustrés. Ils s’orientent donc vers le Maghreb et installent des bureaux au Maroc, en Algérie, et en Mauritanie, puis créent la chaîne Nessma TV en 2009 en partenariat avec le producteur de cinéma Tarek Ben Ammar et Silvio Berlusconi. Entre 2003 et 2010, les licences de diffusion étaient données dans l’opacité totale pour les proches du pouvoir selon une étude sur le développement des médias en Tunisie.  Toutefois, les Karouis se sont forgés une réputation de “mauvais payeurs” dans le milieu de la production selon plusieurs témoignages.

L’outsider fait ainsi son entrée sur le marché tunisien et commence à sécuriser ses intérêts économiques. Mais son “intrusion” s’effectue par la suite subrepticement dans un champ politique qui ne l’a jamais reconnu comme un “professionnel” du politique. Il le dit clairement dans la même interview de France 24 : “je ne suis pas un homme politique”. 

La “com” et les médias au service d’un agenda politique

Pourtant, il s’agit bel et bien d’un acteur majeur, quoique plus ou moins discret, des jeux et interactions de pouvoir de la période post-révolutionnaire. Le film Persepolis, diffusé en 2012 par Nessma, a contribué à alimenter le clivage “islamistes VS modernistes” dans un climat de pré-campagne électorale. La même année, il faisait partie des fondateurs de Nida Tounes, le parti qui remportera les élections législatives de 2014 et qui a pu constituer un contrepoids à l’hégémonie d’Ennahdha. M. Karoui utilise Nessma TV pour faire campagne au profit du parti Nidaa Tounes, mais également pour exposer les luttes internes dans lesquelles il est partie prenante, notamment celle avec Hafedh Caïd Essebsi. Il se présente également comme l’un des chefs d’orchestre, avec Slim Riahi, de la rencontre à Paris entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, scellant le fameux “consensus”. 

Les déshérité.es au cœur du discours politique 

Si sa position sociale actuelle est celle d’un homme d’affaires, la stratégie de conquête politique de Nabil Karoui s’adresse aux plus démuni.es. Peu après la mort de son fils Khalil en 2012, il au devant “Khalil Tounes”, une association caritative fondée en 2012. Contrairement au cliché de “distributeur de pâtes”, Karoui fait bien plus que cela : il sillonne les régions pauvres du pays, rencontre les populations marginalisées et les écoute. Il propose un accès aux soins, à des formes d’éducation… bref, à des services qui sont censés être dispensés par l’État. À cet égard, l’ex patron de Nessma révèle l’effritement des services publics de l’État et de sa capacité redistributive. 

Cette théâtralisation s’accompagne d’un discours de plus en plus politisé et aboutit à la formulation d’un objectif politique : l’éradication de la pauvreté.

Nabil Karoui met en scène ses actions dans les régions déshéritées, tout en utilisant la grande visibilité que lui garantit sa chaîne, et ce en dépit des décisions de la HAICA. Une mise en scène d’autant plus efficace que, comme on le sait, le magnat des médias est un professionnel de l’image : il sait quelles images sélectionner et comment les vendre. 

Or, cette théâtralisation s’accompagne d’un discours de plus en plus politisé et aboutit à la formulation d’un objectif politique : l’éradication de la pauvreté. Il déclare s’inspirer de l’expérience de Lula da Silva au Brésil et appelle à un “front social-démocrate” de lutte contre la pauvreté. C’est parallèlement à ces actions que se fait sa montée dans les sondages : son édifice devient de plus en plus solide. Son “projet politique”, élaboré à la faveur de toute une série de subterfuges, d’infractions à la loi et d’irrespect des institutions, prend forme. 

La conjoncture politique, la configuration institutionnelle, la désertion de l’État de ses périphéries paupérisées : autant de facteurs aidant dans la montée en puissance de Nabil Karoui. 

Karoui est un acteur politico-économique dont la conquête du pouvoir ne peut se comprendre en-dehors de son positionnement sur le marché économique tunisien. Ses détracteurs craignent sa potentielle capacité d’instrumentation des institutions politiques à des fins d’accumulation du capital économique ou pour échapper à la justice.

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