Contents
“Ils sont venus et ils ont dit “On enlève les étalages, et on met tous les “nassaba” (vendeurs de rue, ndlr) ici à Moncef Bey”. C’était je pense en 1994. Ils ont amené les chiens, les agents de la BOP. Nous avons fui ici, nous avons mis nos étals ici en leur forçant la main.” Commerçant à Moncef Bey”
Au commencement était l’exode
Au début des années 90s, la prolifération progressive du commerce parallèle au centre-ville de Tunis coïncide avec l’intensification d’une vague migratoire issue du centre-ouest. L’afflux des “Jlâma” vers la capitale est chargé de significations. Ce groupe, une confédération tribale à l’origine, va initier sa quête du gain économique et du salut social loin de la “maison”, à quelques 265 kilomètres au nord. Issue de la ville de Jelma du gouvernorat de Sidi Bouzid, cette population a fui la pauvreté caractéristique des zones rurales “intérieures”, peu touchées par les politiques de développement de l’Etat post-colonial. Motivés par l’amélioration de leurs conditions de vie et par la réussite de l’expérience de leurs aïeux, les “Jlâma” ont vu dans le commerce parallèle le rêve d’une ascension sociale. Les aînés préparent le terrain aux jeunes, les anciens apprennent aux nouveaux venus le savoir-faire, les rouages et les astuces du métier, et les maîtres prennent des apprentis à leur charge. La solidarité des liens du sang se transforme en collectif de travail.
“J’étais apprenti chez mon oncle dans la rue Jazira, quand il y avait des “nassaba” dehors, dans les rues.”
Mais les commerçants qui étaient disséminés avant la formation de l’espace Moncef Bey se sont regroupés et ont concentré leurs activités dans un territoire restreint de manière plus ou moins durable. Et à l’origine de cela, une contrainte : l’Etat.
Entre les chiens de la police et les permis d’exploitation
Le travail dans le commerce parallèle pose des contraintes, surtout que l’espace de travail, c’est l’espace public. Il est soumis au contrôle étatique.
“Tu sais qu’avant, la police était beaucoup plus sévère qu’aujourd’hui. Ils lâchaient les chiens sur nous, c’était très normal”, raconte Hassen*
Ce commerçant, qui a aujourd’hui sa patente de Moncef Bey, se souvient encore de la violence policière des débuts et des négociations qui ont suivies. Progressivement, la force a cédé la place à la négociation dans la gestion de cette activité. Le groupe a réussi à obtenir un arrangement négocié afin d’exercer son métier dans des conditions plus ou moins organisées.
“Bref, nous nous sommes rassemblés. Mon oncle est allé… il a parlé un peu avec… à l’époque, le président des marchés étaient Hsan Touil, celui du marché central. C’est lui qui était chargé du marché à l’époque. Mon oncle lui a dit “Si tu veux que je ramène tout le monde ici à Moncef Bey pour les rassembler, tu nous donnes des permis de la part de la municipalité, et nous vous payons une somme d’argent symbolique…”, et eux ils ont fait des subdivisions, des carreaux 2m/1.5 m, chacun avait un carreau.”
Paradoxalement, réprimer ce commerce parallèle a donc été à l’origine de sa territorialisation. Et c’est ainsi que le processus d’installation organisée s’est dessiné. Au milieu des années 1990s, il n’y avait qu’une poignée de commerçants qui y vendaient des produits divers : moutons, fripes, lunettes, gasoils etc. Mais progressivement, un double processus de spécialisation et de gentrification a transformé profondément la vocation et la structuration de l’espace Moncef Bey.
Moncef Bey : d’une fourrière d’animaux à une fontaine de richesses
Avant les années 1990, la rue Abderrazak Chraibi, accueillant aujourd’hui de nombreuses boutiques commercialisant des produits électroménagers, avait une autre vocation. Il n’y avait ni gare routière, ni locaux commerciaux dont les fonds de commerce se louent à des centaines de milliers de dinars:
“Quand on est entré, on a trouvé des vaches qui meuglent. Or, dans les règlements municipaux, quand ils trouvent un agriculteur qui promène son troupeau dans les terres collectives, ils lui réquisitionnent le troupeau et le mettent ici. C’était la fourrière des animaux ici, puis le monsieur concerné vient, on lui fait un procès verbal et il paie une amende, ensuite il reprend ses animaux.”
Placé sous la gestion de la municipalité de Tunis, cet espace accueillait donc les animaux réquisitionnés des contrevenants. A la marge du centre-ville, l’actuelle place marchande de Moncef Bey ne connaissait alors que l’intervention de deux groupes d’acteurs : la puissance publique (municipalité et police) et les commerçants nouvellement installés. Petit-à-petit, les affaires fleurissent. Portés par une économie morale du commerce et un esprit de solidarité communautaire, les “Jlâma” étendent progressivement leur quasi-monopole sur toute la zone marchande de Moncef Bey. Un certain savoir-faire commercial, acquis et accumulé au fil des années et transmis aux jeunes par les aînés, leur a permis d’accumuler des richesses et de réaliser leur ascension sociale.
“Et d’ailleurs tu peux trouver quelqu’un dans la vingtaine qui est propriétaire de sa maison dans les Mourouj. Nous sommes des bosseurs, nous sommes de gens qui… sont sortis de la misère. Des gens qui vivaient dans des conditions difficiles, ils viennent ici pour travailler avec acharnement. Et heureusement dieu nous a aidés. Et le commerce, comme tu le sais, c’est une voie où il faut de la crédibilité pour réussir, et de la confiance. Et chez nous, il y a de la crédibilité et de la confiance. C’est ce qui nous a aidé à gagner dans notre commerce”.
*Nom d’emprunt