Djerba: l’art de se réapproprier l’espace public

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« J’ai grandi dans ce quartier, j’allais à l’école primaire à côté et je faisais de mon mieux pour éviter cette rue, des ivrognes et des malfrats y étaient légion. » Bayrem Ettounsi, 27 ans, s’en souvient avec sourire… et fierté. En effet, il regarde aujourd’hui avec joie les passants prenant des photos des fresques réalisées par 16 artistes dont il fait partie. Ces maisons abandonnées, balcons en ruine, chaux décrépie, se sont transformés en une galerie à ciel ouvert.


Tous les bâtiments dans ce quartier sont à taille humaine, un rez-de-chaussée et un étage. Seuls les deux clochers de l’église maltaise font exception. Construite au milieu du XIXe siècle, elle est nationalisée par le gouvernement tunisien en 1964 pour finalement reprendre sa vocation religieuse en 2005. Sans compter la vingtaine de « fondouks », ces caravansérails séculiers, dont quelques uns ont été rénovés mais la majorité tombée dans les craquèlements de l’oubli.

Une réappropriation

Au coin de la ruelle, un âne se distingue d’un fond blanc éblouissant. Ses poils ont été peints un à un. « Si un âne passait par là, il prendrait cette fresque pour une réalité. » rigole Bayrem, béret noir tâché de peinture blanche, à l’envers comme le Ché, avec un visage àmoitié couvert d’une barbe noire fournie. Sur son dos, un tapis de selle avec des motifs berbères aux couleurs éclatantes: vert, rouge et jaune, se distinguent du dessin monochrome. Sur le mur d’en face, un bocal bleu avec un poisson rouge à l’intérieur, émanant de la tête d’un vieillard en nuance de gris. C’est un tableau de Sydney, artiste belge de passage à Houmt Souk, la vieille ville de l’île de Djerba au Sud-Est de la Tunisie. Un clin d’oeil au temps, à la mémoire, et à l’oubli. « Des passants m’ont dit qu’il ressemblait à un politique tunisien, je ne sais pas si c’est bien. » se demande-t-il. C’est Rached Ghannouchi, le président du parti islamiste Ennahda. Le regard de Sydney se fige quand il apprend qui est-ce, inquiet d’être involontairement happé par les débats de la scène politique tunisienne.

Un acte politique?

Si Djerba Painting a pu voir le jour, c’est sans doute l’ouverture du champ des possibles dans l’espace public. Malgré les difficultés économiques et la morosité de la scène partisane, une réappropriation de l’espace est en train d’opérer. Un processus politique et non-partisan. « J’aime ce pays, cette ville, confie Bayrem, je l’aime encore plus ainsi. » confie Bayrem Ettounsi, homonyme d’un grand compositeur tuniso-égyptien qui a mis en musique les chansons de la voix de l’Orient, Oum Kalthoum. « Mes parents ont choisi de me faire porter un lourde responsabilité, je dois faire mes preuves et mériter ce nom. »
« Djerba painting », c’est d’abord un appui au tourisme alternatif, selon la coordinatrice de l’événement Ahlam Hajji de l’association Hibiscus – Djerba. Alors que la Tunisie se dirige vers les premières élections locales libres de son histoire, prévues le 6 mai, les sondages prédisent une abstention supérieure à la moitié des inscrits mais cela ne signifie pas une démission de la vie publique pour autant à l’instar de cet événement.


En 2014, dans un village à une dizaine de kilomètres de Houmt Souk, un collectif d’artistes venus du monde entier ont peint des oeuvres dans le quartier « El Hara Sghira » à proximité de la synagogue de la Ghriba, où a lieu un pèlerinage annuel au début du mois de mai. 250 oeuvres peintes par des dizaines d’artistes de renommée mondiale. Une grande campagne de communication et des documentaires et de beaux-livres ont immortalisé cette première expérience. En plus de la synagogue, le quartier revit, les « houch » du nom des maisons typiquement djerbiennes sont retapées parfois transformées en maison d’hôtes et restaurants.

Un patrimoine en danger

A Houmet Essouk ou à El Hara Sghira, l’effritement des piliers, la fissuration des murs et la rouille du fer forgé sont des points communs entre ces deux quartiers historiques. Ce patrimoine bâti pourrait pourtant être considéré comme des « immeubles menaçant ruine » et disparaître, c’est ce que préconise un projet de loi déposé au parlement en début d’année par le gouvernement tunisien. Un texte dangereux selon Adnène Ben Nejma de l’ordre des architectes tunisiens. « Selon la version actuelle, un agent de la municipalité assermenté fait le constat de la ruine, précise-t-il, une aberration car cet agent n’a pas nécessairement les compétences nécessaires pour évaluer la valeur historique ou artistique du bâtiment.» Ce texte concerne directement les vieux bâtiments du centre-ville des grandes agglomérations comme Tunis, Sfax ou Sousse, mais pourrait aussi porter atteinte à des sites comme Houmt Souk et, ici et là, attirer la convoitise des promoteurs immobiliers. « Ces murs abîmés, pénibles à peindre, donnent plus de cachet et d’authenticité aux oeuvres mais c’est d’une authenticité rare qu’on ne voit plus en Europe, estime Eugénie, une étudiante belge en architecture. »

Pour aller plus loin, notre émission sur le projet de loi relatif aux Immeubles menaçant ruines:

https://www.researchmedia.org/S3EP21/

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