Identification numérique et biométrie : Promesses et menaces d’une révolution technologique

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La biométrie connaît un développement [1] spectaculaire en Afrique et au Moyen-Orient, avec une croissance annuelle de 21%. Cette expansion s’inscrit dans une dynamique mondiale : le secteur devrait peser 82 milliards de dollars d’ici 2027, porté notamment par le déploiement massif de cartes d’identité nationales biométriques. Si les gouvernements voient dans ces technologies un moyen de moderniser leurs services, leur adoption soulève des inquiétudes légitimes. En Tunisie, comme dans d’autres pays de la région, le déploiement de systèmes d’identification biométrique fait naître des préoccupations concernant la protection de la vie privée et le respect des libertés individuelles et collectives.

La biométrie : De quoi s’agit il ?

La biométrie s’appuie sur ce qui nous rend uniques : nos caractéristiques physiques et comportementales. Empreintes digitales, traits du visage, iris, ADN, voix ou même façon de marcher – autant d’éléments distinctifs qui peuvent être captés par des technologies spécialisées pour confirmer notre identité. Ces marqueurs peuvent être utilisés seuls ou combinés pour une identification encore plus précise.

Cette technologie s’utilise de deux manières principales. La première, l’authentification, fonctionne comme une simple vérification : elle compare vos données biométriques à celles que vous avez déjà enregistrées. C’est le principe utilisé, par exemple, lorsque vous passez le contrôle des passeports à l’aéroport.

La seconde approche, l’identification, est plus complexe. Elle cherche à reconnaître une personne en comparant ses caractéristiques biométriques à une large base de données. C’est notamment ce qui permet à la reconnaissance faciale de repérer des individus spécifiques dans une foule.

 

 

La biométrie : une technologie au cœur de notre quotidien

La biométrie révolutionne notre façon de nous identifier et d’accéder aux services. Du simple déverrouillage de nos smartphones à la sécurisation des transactions bancaires, en passant par l’accès à des zones sécurisées, cette technologie s’impose comme un outil efficace contre la fraude et l’usurpation d’identité grâce à sa fiabilité et sa rapidité.

Cette évolution s’inscrit dans une dynamique internationale, notamment portée par l’Objectif 16.9 des Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations Unies, qui vise à garantir à chaque individu une identité légale unique et sécurisée. Ces technologies sont considérées comme des outils stratégiques pour promouvoir la « bonne gouvernance ». Elles permettent non seulement de moderniser les administrations publiques, mais aussi de renforcer l’inclusion sociale.

L’Inde illustre parfaitement ce potentiel avec son programme Aadhaar. En combinant reconnaissance faciale, empreintes digitales et scan de l’iris, le pays a créé un système d’identification unique qui simplifie considérablement l’accès des citoyens aux services sociaux et médicaux. Cette approche inspire désormais de nombreux pays qui développent leurs propres cartes d’identité biométriques.

La gestion des frontières représente un autre domaine d’application majeur. Les aéroports se dotent massivement de scanners d’empreintes digitales et de caméras de reconnaissance faciale, tandis que les passeports biométriques deviennent la norme. Si ces dispositifs promettent de fluidifier les contrôles, ils s’inscrivent également dans une stratégie plus large de surveillance des frontières, particulièrement dans un contexte de lutte contre le terrorisme et de politiques migratoires restrictives.

 

 

Les zones d’ombre de la biométrie : entre vulnérabilités et dérives

La biométrie, malgré ses promesses, présente des risques uniques et préoccupants. Contrairement à un mot de passe compromis que l’on peut simplement changer, nos caractéristiques biologiques sont permanentes : impossible de modifier ses empreintes digitales ou son visage en cas de vol de données. Cette vulnérabilité est d’autant plus inquiétante que ces informations, une fois dérobées, peuvent être exploitées indéfiniment et détournées de leur usage initial.

Si la technologie s’améliore constamment, elle n’est pas infaillible. Les systèmes biométriques peuvent se tromper [2], soit en accordant l’accès à des personnes non autorisées (faux positifs), soit en rejetant des utilisateurs légitimes (faux négatifs). Plus problématique encore, certains dispositifs de reconnaissance faciale montrent des biais discriminatoires, notamment envers les personnes de couleur [3], pouvant mener à des erreurs judiciaires graves.

L’utilisation croissante de la biométrie dans les programmes nationaux d’identification suscite de sérieuses préoccupations [4][5]. Sous couvert de modernisation et de sécurité, ces technologies deviennent de puissants outils de surveillance [6] de masse.

Dans des contextes où les garde-fous juridiques et techniques sont insuffisants, ces technologies peuvent rapidement se transformer en instruments de contrôle social, créant un climat de peur et d’autocensure. Par exemple, la reconnaissance faciale dans les espaces publics peut être utilisée pour indentifier les participants pendant des manifestations, donnant lieu à des arrestations arbitraires et des poursuites injustifiées. Une telle surveillance ciblée menace directement les libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression et le droit de manifester pacifiquement. En Russie [7], des rapports indiquent que des technologies de reconnaissance faciale ont été utilisées pour identifier et intercepter des individus participant à des manifestations anti-guerre, en s’appuyant sur des listes de personnes « recherchées ».

Par ailleurs, ces technologies peuvent être détournées pour cibler des individus en fonction de leurs convictions politiques, religieuses ou de leur appartenance ethnique. En Inde [8], par exemple, la reconnaissance faciale aurait été utilisée pour persécuter des musulmans et d’autres communautés marginalisées.

Ces dérives soulignent des enjeux majeurs pour la protection des droits humains et mettent en lumière les risques d’injustice et de discrimination au sein de nos sociétés contemporaines. Elles appellent à une réflexion urgente sur l’équilibre entre sécurité, libertés individuelles et équité.

Vers une gestion responsable des données biométriques : protections techniques et juridiques

Dès lors qu’une décision est prise d’utiliser les données biométriques, il est impératif d’établir des garanties [9] robustes à chaque étape du processus, de la collecte à la conservation. Cela implique de placer le droit à la vie privée des individus au centre des préoccupations et de mettre en œuvre des mesures spécifiques pour assurer une protection adéquate. 

Tout d’abord, il est crucial de limiter strictement les données collectées au minimum nécessaire afin de réduire les risques d’exposition. Cette approche doit s’accompagner de contrôles d’accès rigoureux, intégrant une authentification renforcée et une séparation stricte des tâches pour prévenir toute utilisation non autorisée des données. Le cryptage joue également un rôle fondamental en transformant les données biométriques en codes numériques complexes. Par exemple, au lieu de conserver des images brutes d’empreintes digitales, seuls des modèles numériques dérivés sont stockés. 

De plus, le choix du mode de stockage des données est crucial dans le contexte de la biométrie. Si l’on opte pour des systèmes centralisés de gestion de données massives, il est impératif que ceux-ci soient strictement encadrés par des lois afin de prévenir tout détournement à des fins inappropriées, que ce soit par des acteurs publics ou privés.

Face aux risques associés à la conservation massive de données, les critiques [10] des bases de données biométriques soutiennent qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser de telles infrastructures pour répondre aux besoins d’identification. Ils plaident plutôt en faveur d’un stockage décentralisé, comme celui proposé sur des cartes à puce détenues par les utilisateurs. Cette approche permet à chacun d’exercer un meilleur contrôle sur ses informations personnelles.

Cette option s’accompagne souvent de systèmes de reconnaissance biométrique basés sur une méthode de comparaison un-à-un. En confrontant directement l’identité d’une personne à une image de référence, ces systèmes améliorent la précision tout en réduisant les risques d’erreurs d’identification et de faux positifs. Ainsi, le stockage décentralisé ne se contente pas d’offrir des avantages significatifs en matière de sécurité ; il est également perçu comme une solution respectueuse de la vie privée.

Sur le plan juridique [11], les données biométriques sont généralement soumises à des exigences supplémentaires. Parmi les réglementations les plus avancées en matière de protection des données biométriques, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne se distingue. Selon ce règlement, les données biométriques sont classées comme une « catégorie spéciale », ce qui impose des garanties renforcées : consentement explicite obligatoire, évaluation préalable des risques et mesures de sécurité strictes. La future législation européenne sur l’intelligence artificielle viendra compléter ce dispositif en encadrant strictement l’utilisation de la biométrie pour l’identification en temps réel.

La Tunisie à l’heure de l’identité biométrique : entre modernisation et défis

À l’instar de nombreux pays africains qui modernisent leurs systèmes d’identification, la Tunisie s’engage dans l’ère biométrique. Après plusieurs années de débats et de révisions, l’Assemblée des Représentants du Peuple a finalement adopté en mars 2024 les projets de carte d’identité [12] et de passeport biométriques [13]. Ces nouveaux documents, dont l’usage deviendra progressivement obligatoire, visent à renforcer la sécurité de l’identification et à lutter contre la fraude documentaire.

Cette modernisation répond à un impératif international : aligner les documents d’identité tunisiens sur les standards mondiaux. Toutefois, le projet soulève des interrogations [14], particulièrement concernant la protection des données biométriques, dont les modalités de stockage restent floues dans la législation actuelle. Au cœur de ces préoccupations se trouve la création d’une base de données centralisée par le ministère de l’Intérieur [15], destiné à héberger les informations biométriques de plus de huit millions de Tunisiens. Si l’accès à ces données sensibles sera strictement réservé aux forces de l’ordre autorisées, les modalités précises de stockage et de protection restent à clarifier.

Face à ces enjeux, la loi de 2004 sur la protection des données personnelles [16] ne prévoit pas de dispositions spécifiques pour les données biométriques et ne répond plus aux exigences internationales, notamment celles de la Convention 108 ratifiée par la Tunisie en 2017. Une refonte législative apparaît donc indispensable pour assurer une protection adéquate de ces données sensibles.

Conclusion

La biométrie ouvre des perspectives prometteuses pour moderniser l’identification et renforcer la sécurité en Tunisie. Toutefois, ce virage technologique exige une approche équilibrée entre innovation et respect des droits fondamentaux de ses citoyens. La réussite de cette transition repose sur trois piliers essentiels : un cadre juridique robuste adapté aux spécificités des données biométriques, des mécanismes de contrôle indépendants et transparents, et un dialogue constructif avec la société civile.

References

[1] « Biometrics – Global Market Trajectory & Analytics 2020 » publié par le cabinet de recherche américain Global Industry Analysts https://aranasecurity.com/2022/08/16/why-biometrics-is-growing-in-developing-countries/
[2] “The Impact of Biometric Recognition Failures on Security | HackerNoon.” https://hackernoon.com/the-impact-of-biometric-recognition-failures-on-security
[3] Harwell, Drew. 2019. “Federal Study Confirms Racial Bias of Many Facial-Recognition Systems, Casts Doubt on Their Expanding Use.” https://www.washingtonpost.com/technology/2019/12/19/federal-study-confirms-racial-bias-many-facial-recognition-systems-casts-doubt-their-expanding-use/.
[4] Amnesty International. 2021. “Amnesty International et plus de 170 Organisations Demandent l’interdiction de La Surveillance Biométrique.” https://www.amnesty.org/fr/latest/press-release/2021/06/amnesty-international-and-more-than-170-organisations-call-for-a-ban-on-biometric-surveillance/.
[5] Electronic Frontier Foundation, EFF. “Mandatory National IDs and Biometric Databases.” https://www.eff.org/issues/national-ids.
[6] Robert Gellman. Privacy and Biometric ID Systems:An Approach Using Fair Information Practices for Developing Countries. https://www.cgdev.org/sites/default/files/privacy-and-biometric-ID-systems_0.pdf.
[7] “How Facial Recognition Is Helping Putin Curb Dissent.” 2024. Reuters. https://www.reuters.com/investigates/special-report/ukraine-crisis-russia-detentions/.
[8] Santoshini, Sarita. 2022. “Indian Police Use Facial Recognition to Persecute Muslims and Other Marginalized Communities.” Coda Story. https://www.codastory.com/authoritarian-tech/india-police-facial-recognition/
[9] Robert Gellman. Privacy and Biometric ID Systems:An Approach Using Fair Information Practices for Developing Countries. https://www.cgdev.org/sites/default/files/privacy-and-biometric-ID-systems_0.pdf.
[10] Amnesty International. 2021. “Amnesty International et plus de 170 Organisations Demandent l’interdiction de La Surveillance Biométrique.” https://www.amnesty.org/fr/latest/press-release/2021/06/amnesty-international-and-more-than-170-organisations-call-for-a-ban-on-biometric-surveillance/.
[11] Marc-Philippe DAUBRESSE, BELENET Arnaud, and Jérôme DURAIN. 2022. La Reconnaissance Biométrique Dans l’espace Public : 30 Propositions Pour Écarter Le Risque d’une Société de Surveillance. https://www.senat.fr/rap/r21-627/r21-6277.html.
[12] “Loi organique n° 2024-22 du 11 mars 2024, modifiant et complétant la loi n° 93-27 du 22 mars 1993 relative à la carte nationale d’identité.” Tunisie – Legal Databases. https://legislation-securite.tn/latest-laws/loi-organique-n-2024-22-du-11-mars-2024-modifiant-et-completant-la-loi-n-93-27-du-22-mars-1993-relative-a-la-carte-nationale-didentite/
[13] “Loi organique n° 2024-23 du 11 mars 2024, modifiant et complétant la loi n° 75-40 du 14 mai 1975, relative aux passeports et aux documents de voyage.” Tunisie – Legal Databases. https://legislation-securite.tn/latest-laws/loi-organique-n-2024-23-du-11-mars-2024-modifiant-et-completant-la-loi-n-7540-du-14-mai-1975-relative-aux-passeports-et-aux-documents-de-voyage/
[14] Kadhi, Kassem Mnejja, Marwa Fatafta, Chérif El. 2022. “Biometric ID in Tunisia: A Threat to Privacy and Data Protection.” Access Now. https://www.accessnow.org/biometric-id-tunisia/
[15] amutangana. 2024. “Tunisia Officially Adopts Biometric Passports and ID Cards.” Resilient Digital Africa. https://resilient.digital-africa.co/en/blog/2024/03/27/tunisia-officially-adopts-biometric-passports-and-id-cards/
[16] “Loi organique n° 2004-63 du 27 juillet 2004, portant sur la protection des données à caractère personnel.” Tunisie – Legal Databases. https://legislation-securite.tn/latest-laws/loi-organique-n-2004-63-du-27-juillet-2004-portant-sur-la-protection-des-donnees-a-caractere-personnel/

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