Le franc CFA. Mouvementée est l’histoire de cette monnaie qui divise. Alors que certains pensent qu’il devait se reposer dans les vieilles collections de numismates férus d’histoire coloniale, le franc CFA circule encore aujourd’hui dans les veines de 14 économies africaines.
Il aura fallu d’une bagarre entre les dirigeants de deux (ex)puissances coloniales pour rappeler encore une fois l’anomalie d’une situation qui perdure depuis des décennies.
En janvier dernier, Luigi Di Maio, alors vice-président du Conseil des ministres italien, s’était attaqué au président français, Emmanuel Macron, l’accusant d’aggraver la crise migratoire, en continuant de piller l’Afrique. « Il fait d’abord la morale, puis il [Macron] continue à financer la dette publique [française] avec l’argent qu’il pille de l’Afrique », avait-il asséné. Pour le dirigeant du Mouvement 5 étoiles, le moyen de déprédation n’est autre que le franc CFA, par lequel Paris « continue de coloniser des dizaines de pays africains ».
Les Français avaient alors riposté en assurant que l’assaille de Rome ne servait qu’à des fins de politique interne. La thèse de Di Maio concernant le franc CFA ne manque toutefois pas d’arguments : des arguments de bon sens, des arguments de valeurs, des arguments par l’absurde et, puis, les faits implacables de l’histoire.
La bagarre italo-française rappelle en effet les années 1900. En ces temps-là, les puissances coloniales avaient achevé de partager l’Afrique et de déployer leurs monnayages. Les Africains qui avaient dans un premier temps adapté leurs modes de paiement traditionnels aux systèmes des colonisateurs avaient fini, vers la moitié du XXème siècle, par délaisser totalement leurs monnaies au profit des francs, des marks et des shillings.
Cette histoire des monnaies coloniales est racontée par Régis Antoine, un universitaire spécialiste d’études coloniales, dans la revue d’Historia de février 1988. Dans son article, l’universitaire français remonte aux premiers temps de la colonisation portugaise en Afrique et en Asie, avant de traverser les siècles. Dans son voyage dans le temps et dans l’espace, il ne manque pas de raconter les assauts les plus surprenants des flibustiers des Caraïbes et les pillages les plus cruels, tels que le pillage du trésor du Dey d’Alger, lors de la prise de la ville par les colonisateurs français, en 1830.
Régis Antoine relate également la concurrence que s’étaient livrée les colonisateurs européens pour imposer leurs monnaies respectives aux colonies africaines. Ainsi le franc français avait dû affronter le shilling anglais au Dahomey [Bénin actuel] lequel avait été un territoire investi principalement par les commerçants britanniques. Dans la colonie du Kamerun perdue par Berlin à la suite de sa défaite à la Première Guerre mondiale, des pièces de cupro-nickel françaises avaient en quelques mois à peine évincé les marks allemands.
Dans la flambée coloniale généralisée des années 1900, écrit-il, les roupies de la reine Victoria, les pfennigs africains de Guillaume II, les reis coloniaux du Portugal, les francs de l’Afrique française et les centesimi de l’Afrique italienne, les francs belges enfin de Léopold, roi de ‘ l’Etat indépendant du Congo’ (sic) font circuler les chignons des souverains et les casques des kaisers, les effigies de républiques blanches, les portraits de navigateurs et de pacificateurs.
De cette cavalcade clinquante, c’est le franc français qui avait le mieux survécu à l’hécatombe des deux Guerres mondiales et aux vagues de décolonisation des années 1960.
En effet, le franc CFA, ou franc des Colonies françaises d’Afrique, tout comme le franc des Colonies françaises du Pacifique (franc CFP) avaient été créés le 25 décembre 1945. Résultant de la dévaluation du franc métropolitain, les deux nouvelles monnaies ont permis à la métropole de relancer son économie ruinée en continuant de puiser, confortablement, ses matières premières, dans le sol riche de ses colonies. Le franc métropolitain ainsi dévalué par rapport aux deux nouvelles monnaies coloniales obligeait les colonies d’importer les produits bon marché de la métropole.
Quelques années plus tard, obligé de plier à l’irréversible cours de l’Histoire, le gouvernement français n’avait pas tout cédé aux pays qui allaient accéder à la souveraineté. Ainsi, sur le plan économique et monétaire, Paris avait tout fait pour garder un maximum de contrôle sur ses ex-colonies. Un changement d’appellation du franc CFA avait permis, entre autres, de préserver les privilèges coloniaux de la France et la zone franc était restée hermétiquement fermée.
Aujourd’hui, le franc CFA n’est plus le franc des Colonies françaises d’Afrique.
Dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), composée par le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo, le sigle CFA est formé par les initiales de la Communauté financière africaine.
Et dans la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) qui englobe le Cameroun, la République Centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad, le franc CFA s’appelle franc de la Coopération financière en Afrique centrale.
Un dossier consacré à la Banque des Etats de l’Afrique centrale (BEAC) paru dans l’hebdomadaire Jeune Afrique en mars 1982 expose le mécanisme de l’assujettissement de l’institut d’émission de la zone CEMAC au Trésor français.
En effet, conformément aux conventions de coopération monétaire, signées les 22 et 23 novembre 1972 à Brazzaville par les Etats membres de la BREAC, entre eux et avec la Paris, la valeur du franc CFA est déterminée par rapport à la valeur du franc français. De plus, cette parité est fixe. Ainsi, 1 franc CFA valait, en cette date là, 0,02 franc français. Depuis la création de la monnaie de l’union économique et monétaire, formée au sein de l’Union européenne en 1999, 1 euro vaut 655,957 francs CFA.
Outre cette parité fixe, aucune restriction n’est imposée aux mouvements des capitaux et aux transactions courantes. C’est le principe du libre transfert auquel s’ajoute un troisième attribut : la convertibilité illimitée.
Quelle est donc la contrepartie de ces trois principes ?
« Afin d’assurer la valeur de leur monnaie commune, lit-on dans Jeune Afrique, les Etats membres de la BEAC sont convenus à Brazzaville de mettre en commun leurs réserves de change (les réserves en devises et en or sont les garanties d’une monnaie) et de les déposer sur un compte courant auprès du Trésor français, dénommé compte d’opérations. Cela en gage de la garantie illimitée donnée par la France à la monnaie émise par la BEAC ».
Le Trésor français est un organisme chargé de gérer la dette et la trésorerie de l’État.
« La convertibilité, explique encore l’hebdomadaire panafricain, entre le franc CFA et le franc français qui découle de cette garantie se fait automatiquement par l’intermédiaire de ce compte d’opération : celui-ci enregistre les mouvements de capitaux liés aux transactions internationales entre la zone BEAC et l’extérieur. La conversion du franc CFA en devises (monnaies étrangères) et vice-versa, se fait automatiquement à travers la parité fixe qui le lie au franc français ».
Si ce dossier intitulé « Faisons la connaissance de la BEAC», lequel pourrait bien s’appliquer à BCEAO ; la banque centrale de l’UEMOA, semble adopter un vocabulaire technique doublé du champ lexical de la garantie, de la stabilité et de l’assurance, le livre de Fanny Pigeaud et de Ndongo Samba Sylla, lui, est un récit vibrant. L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA que les deux auteurs (une journaliste et un économiste) ont présenté le 6 novembre à Tunis est un livre où se mêlent histoire, économie, géopolitique et journalisme pour expliquer non pas le fonctionnement d’une monnaie mais les rouages d’un système d’économie politique néocoloniale. Un système qui maintient un endettement faramineux des économies africaines tout en les privant de toute marge de manœuvre lors de la conception de politiques publiques.
Le livre qui remonte à l’époque précoloniale est quasiment sonore, on y entend presque le son des tambours et le claquement des bottes des soldats français dans les plaines de la Haute-Volta et le long des plages de la Côte d’Ivoire. Il en émane l’écho de la voix étouffée dans le sang, de Sylvanus Olympio, président du Togo et de Thomas Sankara, Président du Conseil national révolutionnaire burkinabè. Les deux hommes, tout comme d’innombrables voix africaines, avaient osé contester la mainmise de la France sur le continent et sa population.
A travers les deux cents pages du livre publié en septembre 2018 par les éditions La Découverte, il n’est pas difficile d’imaginer les coffres forts du Trésor français regorgeant de lingots d’or et de devises et les caisses vides de Bangui, de Niamey ou de Bamako. On peut également y entrevoir les grandes villes africaines bruyantes, surpeuplées et sous-développées contrastant avec l’opulence des métropoles françaises.
Qu’en est-il de l’avenir du franc CFA ? La réponse n’est certes pas facile. Mais ce qui est sûr, c’est que le prochain épisode de la saga sera en grande partie écrit par les 160 millions d’Africains qui semblent de plus en plus conscients de leurs droits à la souveraineté et à la prospérité.