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Qui de Carthage ou La Kasbah tient les rênes de l’exécutif? Une rivalité tacite sur les compétences du chef du gouvernement Youssef Chahed et du président de la République Béji Caïd Essebsi s’illustre de jour en jour. Le cri de “guerre contre la corruption” entonné par Youssef Chahed a été repris en chœur par Béji Caïd Essebsi. La question est d’autant plus pressante que la publication en janvier dernier d’un décret instaure un conseil national de sécurité chapeauté par le chef de l’Etat. Ce conseil s’adosse à une dizaine de commissions fixes présidées par des ministres comme l’atteste l’arrêté présidentiel publié le 21 novembre et daté du 30 octobre 2017.
Que signifie la sécurité nationale? Quelle différence entre la sûreté de l’Etat ou la sécurité publique? En effet, Santé, environnement ou encore éducation… plusieurs domaines de compétences y sont inclus et n’ont a priori rien à voir avec la sécurité nationale. Pourquoi ce conseil? et quelles sont les prérogatives qui permettent au président de faire cela?
Conseil national de sécurité ou cabinet ministériel parallèle ?
Le nouveau conseil national de sécurité comporte 14 commissions où la quasi-totalité des ministères est représentée. La présidence du gouvernement est cependant représentée par le président du centre national du renseignement qui préside la commission du même domaine. La présidence du gouvernement y est présente notamment par le biais du secrétariat général du gouvernement dans la commission « sécurisation de la vie politique et de la vie publique » (sic) (تأمين الحياة السياسية و الحياة العامة). Significativement, le chef du gouvernement en personne ne préside aucune commission. Toutes les autres commissions sont présidées par ses ministres.
Le chef de l’Etat préside bien le conseil national de sécurité selon la constitution de 2014, mais il a opté pour un conseil aux domaines très élargis, encore plus que celui mis en place par Ben Ali en 1990. Il ne faut pas oublier que le président déchu était le personnage central de la Première république. L’article 51 de la constitution de 1959 est sans équivoque :
« le Président de la République met fin aux fonctions du gouvernement ou de l’un de ses membres de sa propre initiative ou sur proposition du Premier ministre ».
Une prérogative dont ne dispose pas Béji Caïd Essebsi. Chercherait-il à compenser cela par le biais du « conseil national de sécurité » ? ou entend-t-il gouverner par ce biais?
Changer les institutions pour mieux s’en accommoder
Pour comprendre l’opportunité de la création des commissions aux domaines élargis, il faut revenir sur les outils dont dispose le président de la République dans le cadre de la constitution de 2014. Ce dernier peut dissoudre le parlement, appeler à un référendum, présider le conseil des ministres quand il y assiste, outre ses prérogatives dans certaines circonstances exceptionnelles. Dernière compétence mais non la moindre, il peut proposer des projets de loi au Parlement. Pourtant, en trois ans, le premier Président de la deuxième république n’a utilisé cet outil qu’une seule fois pour la loi organique sur la réconciliation dans le secteur administratif qui a mis deux ans à être adoptée. Un parcours du combattant marqué par de fortes contestations et par la réduction du champ d’action de cette loi.
La boîte à outils du résident du Palais de Carthage demeure bien fournie tout en rompant avec la tradition présidentialiste de l’ancien régime.
Déplacer le centre de décision de la Kasbah à Carthage, un objectif?
Ce n’est pas la première fois que Béji Caïd Essebsi utilise les rouages institutionnels pour renforcer son positionnement politique. Le président de la république Béji Caïd Essebsi a commencé sa carrière politique dans le premier gouvernement post-indépendance en 1956 en tant que directeur des affaires locales et des municipalités aurpès du ministère en charge de l’Intérieur. Il est revenu sur la scène politique en mars 2011.
Retour à cette période où l’histoire allait à un rythme soutenu. Quelques jours après l’une des plus grandes manifestations du pays où plus de cent mille personnes selon certains médias ont crié “dégage” au gouvernement de Mohamed Ghannouchi. Ce dernier chef du gouvernement tenait ses conseils des ministres au Palais présidentiel de Carthage considérant le sit-in de plus en plus imposant sur la place du gouvernement, au lieu de les tenir à la Kasbah. En effet, la Kasbah, inaccessible, était alors le centre de la contestation du gouvernement Ghannouchi considéré comme une continuité du régime du dictateur déchu Ben Ali qui avait fui en Arabie Saoudite six semaines plus tôt.
C’est à ce moment que Béji Caïd Essebsi est chargé par le président de la république par intérim Foued Mebazaa de constituer un gouvernement avec un objectif clair et simple: conduire la Tunisie aux élections de la deuxième Constituante. Essebsi avait mis une condition, celle de remettre le centre du pouvoir à la Kasbah, le siège de la primature.
Les prérogatives de ce dernier ont varié ces dernières années. Quand il était Ppremier ministre, il officiait sans parlement et gouvernait par décret-loi. En 2014, il est élu Président de la République. Président certes, mais avec des pouvoirs nettement plus limités que ceux dont il disposait en 2011. Il doit désormais composer avec des contre-pouvoirs : les pouvoirs législatif et judiciaire sans compter les instances constitutionnelles et indépendantes qu’il ne manque pas de fustiger. Ses pouvoirs aujourd’hui sont donc de loin plus restreints que lorsqu’il était à la Kasbah ou que ceux d’un président de la Première République (de 1959 à 2011 communément appelée “ancien régime”).
Frustrant? Sans doute, au regard du nombre de fois où Béji Caïd Essebsi a évoqué la possibilité d’amender la constitution pour donner plus de pouvoir à l’institution de la présidence de la République (notamment dans une interview donnée au journal La Presse de Tunisie). Une proposition qui n’a pas eu d’échos positifs, si ce n’est dans la presse écrite connue pour son allégeance au pouvoir en place.
Exemples d’articles favorables au changement de régime politique
(Extraits de la revue de presse quotidienne de www.fb.com/barralaman/ )
Le flou juridique : un outil politique
C’est dans ce contexte qu’advient la mise en place des commissions du conseil national de sécurité. Objectif : Avoir un droit de regard sur le tout ce qui se passe, quitte à empiéter sur les prérogatives du chef du gouvernement.
Selon la constitution de 2014, l’exécutif en Tunisie est divisé en deux: d’abord, le président de la république – élu au suffrage universel – et le gouvernement qui obtient la confiance du parlement. La limite entre les compétences de l’un et de l’autre est ténue, parfois perméable, surtout en période de mise en place des institutions prévues par le texte fondateur.
Extraits de la Constitution tunisienne de 2014
Article 77 – La présidence de la République, du Pouvoir Exécutif, Constitution 2014 : « Le Président de la République représente l’État. Il lui appartient de déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures, et ce, après consultation du Chef du Gouvernement. »
Article 91. – Le Chef du Gouvernement détermine la politique générale de l’État conformément aux dispositions de l’article 77, et veille à sa mise en œuvre.
Le litige sur la répartition des compétences entre les deux institutions ne peut être tranché sur le plan légal. En effet, seule la Cour constitutionnelle- qui n’a pas encore été mise en place- est compétente pour le faire.
Cependant, la bataille se joue sur le plan politique où la Présidence fait usage du flou juridique qui entoure la notion de « sécurité nationale » et donc les domaines d’action du Conseil national de la sécurité. Comme le démontre cette interrogation posée par Oussema Abbes, juriste, dans un article publié en mai 2017 :
« Le 15 Mars 2017 s’est tenue une réunion de ce même Conseil concernant la fameuse loi n°52 sur les stupéfiants et l’excessivité des peines encourues pour usage de drogues douces. Et on peut se demander si le chef de l’État ne préside pas des conseils ministériels sous couvert de réunions du conseil de sécurité nationale, lorsqu’il le juge nécessaire? »
Quand un élu considère que la sécurité alimentaire est une question de sécurité nationale, ou bien, quand le directeur de l’observatoire national des jeunes déclare que les jeunes sont une question de « sécurité nationale », est-ce suffisant pour considérer que ces questions et bien d’autres le sont effectivement? Pourquoi ne pas inclure la corruption, le marché parallèle, le chômage, l’immigration, l’inégalité régionale ou encore les déserts médicaux ? Les limites sont floues entre les compétences des deux têtes de l’exécutif.
A défaut d’interprète « officiel » de la constitution, le rapport général sur le projet de Constitution daté de 2013, mentionne dans son chapitre consacré au pouvoir exécutif que « pour des raisons d’efficacité, la nécessité d’un consensus entre les têtes de l’exécutif a été mise de côté. Pour chaque prérogative, une seule partie tranchera même s’il y a plusieurs intervenants. » Ce vœu pieux qui a occulté le fait que les esprits – trop accoutumés ou nostalgiques d’un homme fort et paternaliste – mettent plus de temps à changer leur perception du régime que le régime lui-même.
Le conseil national de sécurité, une (vieille) nouveauté?
Ce n’est pas le premier conseil du genre, loin de là! Il faut remonter en 1990 pour retrouver la dernière mention d’une institution du genre dans le journal officiel. “Un conseil national pour la sécurité” qui est sous tutelle de la présidence de la République. Il remplace celui de février 1988. En effet, cette année-là, le président déchu Zine el Abidine Ben Ali change l’adjectif “قومي” par “وطني” dans la nomenclature du « conseil national pour la sécurité ». Ces deux adjectifs ont tous les deux pour traduction française « national ». Ce « conseil national (قومي) pour la sécurité » a été instauré le 27 novembre 1987, soit 20 jours après son coup d’Etat du 7 novembre.
Ce conseil a lui-même pris la place d’un conseil de défense nationale «مجلس الدفاع الوطني » mis en place 1970, dont le décret est paraphé par Bahi Ladgham qui était premier ministre et sous la tutelle du premier ministère (et non de la présidence de la République). Un décret gouvernemental signé par le chef du gouvernement dont le ministre de la défense, était alors… Béji Caïd Essebsi. Le contexte historique est ici capital : Bourguiba était à l’étranger pour des soins, il a délégué ses pouvoirs à Bahi Ladgham alors que le pays traversait une crise politique et économique majeure : échec du régime des coopératives, traduction de l’ex-premier ministre Ahmed Ben Salah devant la Haute Cour, concurrence entre Nouira-Masmoudi et Ladgham.
Cette étape est décisive pour l’histoire de cette institution car c’est la première fois depuis l’indépendance que le Conseil est transféré du ministère chargé de la défense vers la primature. Béji Caïd Essebsi livre dans “Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie” les dessous mouvementés de ce choix.
Béji Caïd Essebsi, Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie, p 168. Sud Editions, 2009.
“A l’occasion d’une réunion du Conseil de la République appelée à examiner la création d’un Conseil de Défense nationale, Masmoudi s’est élevé contre l’idée de placer un tel conseil sous l’autorité du Premier Ministre: c’est le Président de la République qui, proclame Masmoudi, devait présider d’office un tel conseil.”
Des années 1970 et à aujourd’hui, le débat semble le même, or il y a une différence de poids. Aujourd’hui, nous ne sommes plus régis par un régime présidentiel mais par un régime semi-parlementaire dont les contours sont flous et en train de se dessiner. Au nom de « la raison d’Etat », de l’urgence de la situation et du besoin de sécurité, quel régime veulent mettre en place nos représentants: président de la République, le gouvernement, élus nationaux et locaux, etc. Quel rôle vont-ils nous concéder, à nous qu’ils sont censés représenter?