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Dessaler l’eau de mer : la solution du verre à moitié plein

Le dessalement semble avoir été adopté comme solution miracle pour pallier à la raréfaction de l’eau potable en Tunisie. Cette technique est déjà utilisée dans l’industrie, l’agriculture et l’hôtellerie. Reste qu’elle commence à faire parler d’elle dans la production d’eau potable distribuée aux consommateurs, alors même qu’ elle n’est pas sans implications et conséquences.

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Youssef Chahed a l’air conquis. Peut-être pense-t-il avoir résolu le problème du manque d’eau potable en Tunisie. Après avoir inauguré la première station tunisienne de dessalement d’eau de mer, à Djerba, en mai 2018, le premier ministre, déclarait aux médias: 

“Ce projet a été fait par des Tunisiens compétents, plus de 180 millions de dinars y ont été investis, c’est très important (…) et c’est pour fournir de l’eau potable aux Tunisiens.”

Il aurait ensuite donné des instructions pour accélérer la réalisation de la station de dessalement d’eau de mer de Sidi Abdelhamid à Sousse.

La solution a la pénurie d’eau potable semble ainsi toute trouvée. Comme celle au développement du secteur agricole. En effet en août de la même année, le secrétaire d’Etat aux ressources hydrauliques et à la Pêche, Abdallah Rabhi, annonçait l’élaboration d’un plan directeur de dessalement des eaux saumâtres pour développer le secteur agricole.

Des mouvements qui vont dans le sens des investissements faits par l’Etat. En février 2017 Samir ben Taïeb, ministre de la pêche et des ressources hydrauliques avait expliqué qu’entre 2017 et 2018 c’étaient 200 millions de dinars qui devaient être injectés pour pallier à la pénurie d’eau, avec la mise en fonction de 40 stations mobiles de dessalement.

La Tunisie investit dans le dessalement, cette technique qui consiste à retirer les sels de l’eau saumâtre et de l’eau de mer, afin de la rendre consommable. C’est que le pays a soif. De manière attendue, chaque été, des manifestations ont lieu, des citoyens descendent dans la rue, crient leur mécontentement face à une situation difficile : l’eau se fait rare. Et rien ne va aller en s’arrangeant : selon les estimations de la Sonede, en 2020 la Tunisie mobilisera 95% de ses ressources en eau. Selon un classement établi par le think thank américain World Resources Institute la Tunisie fait partie des 33 pays à très fort risque de stress hydrique en 2040.

L’eau, une ressource en voie de raréfaction

Le stress hydrique, le fait de consommer plus d’eau que les stocks existants dans le pays, est déjà une réalité vécue par de nombreux citoyens : pression faible, mince filet d’eau coulant, coupures d’eau intempestives… En 2015, le volume d’eau disponible par habitant et par an était de 450 m3, contre un seuil minimum considéré de 1000 m3 par l’ONU.

Selon les chiffres de la Sonede : la consommation de l’eau en Tunisie se répartie à plus de 80% pour l’agriculture, à 11% pour une consommation domestique, 6% pour l’activité industrielle et 1% pour le tourisme.

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La surexploitation des ressources hydriques oblige à chercher des solutions pour pallier à la raréfaction de cette ressource. La technique de dessalement est de plus en plus plébiscitée par les décideurs politiques.

Le site internet de la Sonede donnait déjà en 2015 les grandes lignes d’un plan de réalisation de 3 stations de dessalement d’eau de mer, avec pour projet la construction de stations à Djerba, Zarat (Gabès) et Sfax.

Alors, le dessalement est-il la solution miracle qui va permettre à la Tunisie de boire à sa soif ? Le fait est que la Tunisie a déjà une expérience de cette technique de production d’eau potable et que, si la station de dessalement d’eau de mer de Djerba est la première du genre, les stations de dessalement d’eau saumâtre existent déjà dans le pays.

Seize stations de dessalement en Tunisie

Dans le quartier de Montfleury le siège social de la Sonede est un bâtiment sur le versant d’une colline, qui offre une vue imprenable sur Tunis. A l’entrée de l’immeuble une fontaine rappelle, s’il le fallait, que l’institution publique gère l’eau du pays.

Dans son bureau du 2e étage M. Abderraouf Nouicer, directeur central des études et de l’unité de gestion du projet de dessalement Djerba, est assailli de coups de téléphone et de personnes tapant régulièrement à sa porte pour lui demander son avis ou son aval.

Il reçoit tout de même et prend le temps d’expliquer l’existant et les projets mis en place à moyen terme. La dessalement pour produire de l’eau potable existe en Tunisie depuis 35 ans. “La première station de dessalement date de 1983 et est installée à Kerkennah” explique-t-il.

Au total, aujourd’hui, la Sonede dispose de 16 stations de dessalement : quinze d’eau saumâtre, c’est-à-dire de l’eau pompée dans les nappes phréatiques et d’une station d’eau de mer.

Si la première station voit le jour en 1983, jusqu’en 2015 le pays n’en comptabilisera que 5 au total. C’est entre 2015 et 2018 que les choses s’accélèrent avec “une forte montée en puissance du dessalement” et l’implantation de 11 nouvelles stations, explique M. Nouicer.

 

Stations de dessalement mises en place avant 2015:

1/ Kerkennah, 1983
3600 m3
2/ Gabes, 1999
34 000 m3
3/ Zarzis, 2000
15 000 m3
4/ Djerba, 2000
20 000 m3
5/ Ben Guardane, 2013
1800 m3

Les stations 6 à 15 entre 2015 et 2018 avec production au total sur ces 10 stations de  36 500 m3 par jour:

6/ Beni Khedech (Mednine)
800 m3
7/ Mareth (Gabes)
5000 m3
8/ Matmata
4000 m3
9/ Belkhir
1600 m3
10/ Kebili
6000 m3
11/ Douz
4000 m3
12/ Soukh Lahad
4000 m3
13/ Tozeur
6000 m3
14/ Nefta
4000 m3
15/ Hezoua
4000 m3
16/ Djerba, 2018
entre 50 000 et 75 000 m3

Au total la Tunisie produit 110 900 m3 d’eau potable par jour à partir d’eau saumâtre et 50 000m3 d’eau potable produits par jour à partir eau de mer.

Soit un total de 160 900 m3 d’eau potable produits par jour dans tout le pays via ces 16 stations de dessalement. Une production dérisoire au regard de celle du voisin algérien, dont, par exemple, la seule station de dessalement d’Alger produisait, en 2008 déjà, 200 000m3 d’eau potable par jour.

Vingt-cinq stations au total prévues d’ici 2023

Mais le pays ne compte pas en rester là et 9 autres stations de dessalement doivent voir le jour d’ici cinq ans. Une stratégie que Abderraouf Nouicer qualifie de “montée en puissance” avec notamment une seconde phase de construction de station déjà en cours. Ainsi 6 unités de dessalement d’eaux saumâtre doivent voir le jour d’ici 2023, avec au total une capacité de production de 31 000 m3 jour.

Trois stations de dessalement d’eau de mer également prévues :

  • Sousse : pour 2020 avec une production de 50 000m3 à 100 000m3 par jour
  • Zarat: contrat signé, travaux débuteront en 2019 avec 50 000m3 à 100 000m3 par jour
  • Sfax: dossier d’appel d’offre, doit produire de 100 000m3 à 200 000 m3 jour.

Ces nouvelles stations doivent produire 280 000m3 d’eau potable par jour, ce qui, ajouté à l’existant, devrait donner un total de 440 000m3 d’eau potable par jour. Sachant qu’en Tunisie nous consommons 467m3 d’eau par an et par personne, on peut considérer que la production journalière d’eau potable couvrira les besoins annuels de 940 citoyens. Et que sur un an de production se sont les besoins de 344 000 personnes qui seront couverts, soit l’équivalent de la moitié de la population de Tunis intramuros.

M. Nouicer explique que cette montée en puissance est peut-être un peu “trop”. Comprenez : elle demande une capacité d’adaptation à l’opérateur public, qui doit faire face à la demande d’eau potable, sans que les conditions soient toutes réunies pour que les choses se déroulent au mieux.

Mais, explique-t-il, la demande est là et “on a plus le choix. Le fait est que la production d’eau en technique conventionnelle (NDLR : l’eau de source, des barrages, ou des nappes souterraines) atteint sa limite en Tunisie.”

Le dessalement, une technique coûteuse

Au regard de la situation, la technique du dessalement apparait effectivement comme une solution magique. Si l’eau recouvre 71% de la surface de la terre, 97%  est salée. L’eau est donc une ressource existant en abondance, mais pas l’eau potable. Reste que la technique de dessalement est coûteuse, en investissement comme en production.

Il existe plusieurs techniques de dessalement. La distillation ; l’électrodialyse, qui sépare les sels de l’eau sous l’effet d’un champ électrique ; et l’osmose inverse où la séparation est réalisée via une membrane semi-perméable. En Tunisie c’est la technique de l’osmose inverse qui est utilisée pour le dessalement de l’eau de mer.

 

Mais cette technique, si elle semble de plus en plus plébiscitée, coûte cher : “Le dessalement est une technologie qui est couteuse en investissement, en traitement  et en production de l’eau. Si bien qu’en Tunisie on ne peut pas aller rapidement vers son déploiement. Pour un opérateur c’est une charge lourde”, explique M. Nouicer.

Pour exemple la station de Djerba a coûté 180 millions de dinars , celle de Gabés doit coûter 215 millions de dinars, celle de Sousse nécessite un investissement de 130 millions de dinars et celle de Sfax 900 millions.

Des investissements réalisés via des financements étrangers comme l’explique le site de la Sonede. Ainsi pour la création des 10 stations de dessalement d’eau saumâtre qui ont vu le jour en 2015 et 2018 le financement du projet vient de la Banque Allemande de développement (KFW) et du budget de la Sonede.

Projet de loi 68/2013 portant adoption d’un traité pour la station de dessalement d’eau de mer de Djerba

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Les 6 autres unités de dessalement qui doivent voir le jour entre 2018 et 2023 sont également  financées par la Banque allemande de développement. Pour ce qui est des 3 stations de dessalement d’eau de mer à venir les financements proviennent pour la station de Djerba de la KFW et de l’Agence Française de Développement (AFD) ; pour celle de Zarat de la KFW ; pour celle de Sfax de l’Agence Japonaise de Coopération Internationale (JICA).

 

Une réalité qui questionne la capacité de la Tunisie à opter pour cette solution, qu’elle semble incapable de financer de manière autonome et qui, potentiellement, peut interroger sur le choix des technologies mises en place dans les unités de dessalement. Surtout quand M. Nouicer explique que

“Pour la fabrication des outils nous n’avons pas de compétences en Tunisie, ça demande des technologies, de la recherche, que nous ne possédons pas.”

Un mètre cube à 2,035 dinars

L’absence de compétences ne semble pas être un frein  à l’implantation de cette technique. Lors d’une conférence organisée à la Cité des sciences en novembre 2018, Mohamed Zaara, ingénieur, Directeur central de l’unité de gestion du projet de la station dessalement eau de mer de Sfax, expliquait, sans en démordre, que la technique de l’osmose inverse est la meilleure solution vers laquelle se tourner.

Dans une présentation d’un lobbysme affichée, l’homme ne cachait pourtant pas le prix d’un mètre cube d’eau potable produit à partir d’eau de mer dessalée : 2,035 dinars dont  0,780 millimes étaient des frais d’investissement, pour un projet à long terme de production de 100 000m3 par jour.

Mais une fois les investissements réalisés, le dessalement en lui-même coûte cher en terme de production d’eau potable.

“Comme le conventionnel a atteint ses limites il faut chercher des alternatives.  D’où le dessalement, qui est coûteux car c’est une opération délicate qui demande des investissements pour le traitement de l’eau et les frais d’exploitations des unités.” explique M. Nouicer.

Ainsi un mètre cube d’eau potable produit à partir d’eau de mer coûte donc 2 dinars, alors qu’un mètre d’eau conventionnelle, c’est à dire l’eau provenant de barrages, coûte lui, 845 millimes.

“Les politiques ont conscience du fait que nous sommes en insuffisance de ressources hydrauliques et nous devons aller vers le dessalement. Mais ils ont aussi conscience du coût de ces techniques”, assure Abderraouf Nouicer. 

Une technique énergivore

En plus d’un coût financier important le dessalement est une technique énergivore. En effet, explique M. Zaara : 3 kWh sont nécessaires à la production d’un mètre cube d’eau potable, avec la technique d’osmose inverse. Ainsi sur les 2 dinars du coût de production d’un mètre cube d’eau potable à partir d’eau de mer, 0,880 millimes sont dédiées à l’énergie de production.-

Mais Abderraouf Nouicer veut convaincre : “Avec les avancées technologiques de moins en moins d’énergie est nécessaire pour dessaler l’eau et produire un m3 d’eau potable, ce qui est en faveur du dessalement dans certains cas, plutôt que de continuer à transférer de l’eau du nord vers le sud du pays.”

Si M. Nouicer semble trouver des avantages à la technique du dessalement, les ong de protection de l’environnement sont moins enthousiastes. En 2007, l’ONG WWF s’alarmait de l’expansion de cette technique de production d’eau potable, énergivore et fortement productrice de gaz à effet de serre. Ainsi on se retrouve à alimenter un cercle dont on ne sort plus : l’eau se fait rare, la planète se réchauffe, et pour avoir de l’eau nous développons des techniques qui renforcent ce réchauffement.

En 2008, le magazine français La Recherche avait calculé qu’en Espagne une production de 2,7 millions de mètres cubes par jour “se traduisait par l’émission dans l’atmosphère de 5.476 tonnes de CO2 par jour, ce qui accroîtrait de 0,6% les émissions de CO2 de l’Espagne“. 

Une des réflexions pour lutter contre la pollution engendrée par la consommation énergétique des unités de dessalement est l’alimentation via des énergies  renouvelables. Ainsi dans la station de Ben Guardane  un tiers de l’énergie nécessaire est produite via des panneaux solaires. “Il y a également un projet d’éolienne sur une station du sud tunisien”, explique M. Nouicer. Mais il tempère ” ça reste compliqué aujourd’hui de développer les énergies renouvelables, du fait de l’énorme consommation des unités de dessalement. Il faut pourtant penser à la composante énergie. C’est pour cela qu’en Tunisie on prend les équipements hyper performants, qui réduisent les coûts de traitement de l’eau”, assure Abderraouf  Nouicer, faisant ainsi référence au choix des filtres et des pompes , matériel étranger qui constituent le cœur des unités de dessalement.

Impacts  écologiques

En plus de couter cher et d’être énergivore, le dessalement a un impact sur l’environnement du fait des rejets de saumures et de produits chimiques engendrés.

Lors du dessalement d’eaux saumâtres il est nécessaire de créer des étangs d’évaporation dans lesquels les saumures sont rejetées, et que pour le dessalement de l’eau de mer, les saumures sont rejetées dans les fonds marins, avec un impact sur la faune et la flore aux alentours, puisque le taux de salinité des saumures est deux fois plus élevé que celui de l’eau de mer.

Autour de la planète des études sont réalisées pour mesurer l’impact des rejets. Ainsi en France ou en Algérie par exemple, les chercheurs tentent d’alerter sur les impacts sur les fonds marins. Le WWF a publié une étude en 2007, s’alarmant des conséquences environnementales de l’essor du dessalement. Plus proche de nous, en janvier 2019 c’est l’ONU qui publiait un rapport sur l’impact des rejets et appelait à  réguler le dessalement.

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En 2013 on pouvait lire dans un reportage de la radio France info qu’en Méditerranée, “la salinité naturelle de l’eau de mer se situe entre 37 et 38 grammes par litre,  alors que la salinité des rejets peut atteindre les 70 g/l.”  Ce qui a pour impact de mettre en danger la posidonie, une plante aquatique qui est une source de nourriture et de protection pour de nombreuses espèces.

Si des études internationales font état des impacts environnementaux et sanitaires du dessalement, en Tunisie la question ne semble pas encore se poser. “Il y a une forte règlementation en Tunisie pour les rejets. Il y a obligation de faire une étude d’impact sur l’environnement. Etude qui doit être validée par l’Agence Nationale de l’Environnement  et approuvée au préalable de la construction”, explique M. Nouicer. Ainsi entre un impact que l’on ne connait pas encore sur le terrain tunisien et résoudre le problème de pénurie l’eau, le choix semble fait.

Une autre solution est-elle possible ?

En se penchant sur les informations fournies par la Sonede, on peut lire qu’en  2017 “un taux de rendement global de 70% sur les réseaux, soit 30% d’eau produite perdue.

Lutter contre les pertes ne serait-elle pas une solution plus logique et plus respectueuse de l’environnement, que le déploiement de stations de dessalement partout dans le pays ?

“Les pertes sont inévitables dans la distribution de l’eau. On peut les réduire. Dans le sud du pays par exemple il y a des pertes plus importantes que dans le nord, du fait du long chemin parcouru par l’eau… Il y a toute une remise en état des conduites qui doit être fait et ça demande un effort financier.”

Un effort financier aussi important que celui demandé par la création de station de dessalement ? Abderraouf Nouicer botte en touche : “Le dessalement est inévitable. Il faut effectivement travailler à l’économie d’eau. Mais on a plus de ressources. Il faut des efforts conjugués à faire. C’est vrai qu’il faut réduire les impacts et limiter les fuites. Mais il faut aussi augmenter les ressources et améliorer la qualité de l’eau potable fournie.”

Et il conclut, sûr de lui, sans aucun cynisme : “Heureusement qu’en Tunisie la mer s’étend devant nous.”

Si la mer s’étend effectivement devant nous, certains chercheurs dans le monde s’inquiétent des  effets du dessalement. Des études ont ainsi été publiées en 2007 par le WWF et en janvier dernier par l’ONU, sur les impacts de l’essor de cette technique et les conséquences de cette activité. Au point que certains experts considérent que le dessalement pourrait bientôt devenir un problème environnemental de plus.

Sana Sbouaï

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