La déclaration de patrimoine entre 1987 et 2018 : enjeux, failles et amendements proposés

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Le projet de loi N°89/2017 portant déclaration des biens et des intérêts, de la lutte contre l’enrichissement illicite et le conflit d’intérêt dans le secteur public, a commencé à être examiné mardi 19/06/2018 en séance plénière à l’Assemblé des Représentants du Peuple. Censé régir la déclaration de patrimoine inhérentes à des fonctions bien précises, ce texte peut constituer un outil efficace de lutte contre la corruption. Barr Al Aman s’est saisie de la question en produisant un rapport sur cet instrument dans la garantie de l’intégrité de la vie politique. Dans cet article, nous revenons, de manière thématique, sur les extraits les plus saillants de ce rapport (qu’il est possible de télécharger ici: Barralaman_Rapport_declaration_patrimoine_FR). 

Enjeux politiques et contexte historique du projet de loi N°89/2017 : un air de déjà-vu?

L’enjeu politique est important à saisir: la mise sur agenda de la déclaration de patrimoine est loin d’être récente. Il y a environ trente ans, en 1987, une loi sur la déclaration de patrimoine a été adoptée. Elle semble par ailleurs naître d’une volonté politique du pouvoir institué de l’époque.

En effet, “En septembre 1985, le président de la République Habib Bourguiba a déclaré qu’il allait consacrer «la fin de sa vie à combattre la corruption et la mauvaise gestion et la dilapidation des deniers de l’Etat» lors de la clôture des travaux de la 16e session du comité central du parti socialiste destourien (PSD)”.

Quant aux incertitudes liées aux véritables motivations derrière cette initiative, il est vrai que le contexte de l’époque est comparable à celui d’aujourd’hui.

Ainsi,“les mêmes questions qui se posaient au milieu des années 80 se posent encore aujourd’hui”.

Le spectre des règlements de compte hante toujours le contexte actuel de l’élaboration et de la discussion de ce projet de loi sur la déclaration de patrimoine. Rappelons encore le doute qui planait sur les objectifs de l’initiative législative de 1987 d’après la presse de l’époque, et qui seraient plutôt liés à la cooptation et à la sélection d’un nouveau personnel politique par la présidence de la République.

“Selon des articles du journal Le Monde de l’époque, la lutte contre corruption est en réalité une chasse aux sorcières qui témoigne d’un changement des favoris au sein du palais de Carthage.”

La campagne anti-corruption du printemps 2017 donne un air de déjà-vu qui renvoie inévitablement au contexte dans lequel l’ancienne loi sur la déclaration de patrimoine a été adoptée. On peut aller plus loin dans la comparaison entre les deux contextes, par-delà les luttes entre les acteurs du champ politico-institutionnel  :

“Difficultés économiques, instabilité politique et émergence de nouvelles élites : ces éléments représentent un dénominateur commun entre la période de l’examen du projet de loi en 2018 et celle de 1987, trente ans plus tôt, même si la nature régime a changé.”

Faiblesses de la loi de 1987 : ce qui n’est pas à refaire

Afin de contribuer à la construction d’un instrument légal efficient dans la lutte contre la corruption, Barr Al Aman s’est penchée sur les limites de la loi de 1987. Il est en effet nécessaire d’éclairer les failles du passé pour les éviter à l’avenir. Et ce sont les élus de l’époque qui ont débusqué eux-mêmes certaines faiblesses. Les débats parlementaires de l’époque montrent que la loi s’est privée d’un certain nombre d’outils qui lui auraient permis de mettre en œuvre une procédure de déclaration de patrimoine plus adaptée aux finalités d’intégrité et de transparence de la vie politique.

En effet, l’absence “d’outils de contrôle de l’exactitude des déclarations au moment des dépôts”, “d’outils de contrôle continu sur les fonctionnaires, [et] spécialement les hauts fonctionnaires”, et de “procédures de répression (زجر) spécifiques” donne une portée limitée aux effets escomptés de ce texte législatif. En outre, selon la réponse du ministre de la justice de l’époque, Mohamed Salah Ayari, cette loi avait un aspect préventif.

“Il revient également sur «l’aspect moral et non-coercitif» de cette loi, justifiant cela par l’existence d’un dispositif légal suffisant incarné par la Cour de discipline budgétaire et des texte pénaux (articles 96-99) du code pénal qui aborde la concussion, c’est à dire, la perception illicite d’argent par un fonctionnaire.”

Par ailleurs, certaines expériences d’élus et de fonctionnaires en matière de déclaration de patrimoine mettent en relief d’autres faiblesses du cadre législatif actuel. En effet, Barr Al Aman a mené plusieurs entretiens avec des personnes soumises à la déclaration de patrimoine. Le devenir administratif de ladite déclaration demeure incertain : 

“[…] le seul point commun entre tous les interviewés : ils ne savent pas ce qui advient de leurs déclarations”.

D’ailleurs, l’un des témoignages recueillis éclaire les insuffisances de la procédure de déclaration de patrimoine actuellement en vigueur.

En effet, “un haut fonctionnaire au sein du ministère des finances a également expliqué que la déclaration qu’il a effectuée n’a eu aucune suite. Selon lui, les informations détenues par les services fiscaux peuvent suffire à atteindre l’objectif de la prévention de l’enrichissement illicite et que la déclaration de patrimoine dans l’état actuel ne permet aucun croisement de données ni contrôle.” Dans le même ordre d’idées, “Un contrôleur des impôts travaillant dans le gouvernorat de Tunis qui a préféré garder son anonymat affirmé qu’il a effectué sa déclaration suite à une note interne. […] Il n’y a eu aucune suite à cette déclaration.”

Les propositions de Barr al Aman : publier, numériser et contrôler

Barr Al Aman s’est intéressée aux mécanismes susceptibles de renforcer le dispositif légal de lutte contre la corruption, l’enrichissement illicite et les conflits d’intérêts dans la fonction publique. Les amendements que nous proposons s’articulent autour de trois principes : la publication, la numérisation et le contrôle.

Concernant la publication, “nous avons proposé l’amendement des articles 5, 9, 12, 13, 15, 16 et 46.” Il s’agit “Pour chaque nomination à une fonction nécessitant une déclaration de patrimoine, […] de mentionner dans le texte de l’annonce publiée dans le JORT que cette fonction nécessite le dépôt d’une déclaration de patrimoine.” Nous proposons également “la publicité des déclarations et par conséquent la suppression de tous les articles devenus caducs si la déclaration est publique.” “Enfin, les décisions de justice relatives aux conflits d’intérêts devraient être publiées sur les sites internet spécialisés dans les marchés publics.”

Quant à la numérisation, “Nous avons proposé l’amendement des articles 8 et 15.” Il s’agit en effet de croiser les données du Journal Officiel de la République Tunisienne avec la base de données de l’instance de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption.

“L’autre amendement que nous proposons porte sur l’obligation de déclarer en ligne, en gardant, dans des cas exceptionnels, la prise en charge de déclarations papier et la mention des délais de numérisation des déclarations faites sur papier”.

Enfin, pour ce qui est du contrôle, les modifications suggérées concernent non seulement la variation du patrimoine, mais aussi la mention du conjoint et des enfants ainsi que la réduction des délais de dépôt de déclaration. Voici un certain nombre de ces propositions :

“Si un élu parlementaire, local ou régional change de commission, une nouvelle déclaration d’intérêts et de patrimoine doit être faite.”
– “Si un citoyen présente sa candidature à une des fonctions mentionnées dans l’article 11 de la constitution, il doit déposer sa déclaration de patrimoine au moment de cette candidature. Seules les déclarations des vainqueurs aux élections seront traitées à la prise effective des fonctions.”
– “[…] les citoyens peuvent exercer un contrôle en présentant une pétition ou des correspondances destinées aux chefs des institutions publiques en cas de soupçon de conflit d’intérêts dans des décisions nécessitant un vote.”

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