De Kais Saïed à Ghannouchi & Karoui, décryptage du retournement de Hichem Mechichi

Le gouvernement proposé par Hichem Mechichi a obtenu la confiance du parlement avec 134 voix favorables, 67 contre et sans abstention. Inconnu il y a quelque mois, Mechichi doit son ascension vertigineuse à Kais Saïed, le chef de l’État qui l’a nommé conseiller à la présidence, et choisi comme ministre de l’Intérieur et désormais chef du gouvernement. À première vue, c’est un succès pour le président de la République Kais Saïed qui a trouvé cet anonyme sans passé politique, afin de garantir sa loyauté. C’est bien tout le contraire qui a eu lieu.

En réalité, c’est un échec. Kais Saïed vient de perdre l’une de ses premières batailles politiques depuis son accession au pouvoir. Son filleul a changé d’allégeance pour aller chez ceux qu’il abhorre : les partis politiques. Parmi les 61 % de députés qui voté pour Hichem Mechichi, figurent le groupe du parti islamoconservateur Ennahda et de Qalb Tounes, le parti de l’homme d’affaires poursuivi pour blanchiment d’argent, Nabil Karoui. Ceux-là mêmes que le chef de l’État ignore ou combat.

Comment le haut-fonctionnaire étiqueté « technocrate et compétent » que le chef de l’État a débauché de la direction générale de l’Agence Nationale du Contrôle sanitaire et environnemental des produits, se retrouve-t-il allié avec les adversaires politiques du président?

Il faut remonter aux négociations tumultueuses pour la formation de ce gouvernement. Hichem Mechichi commence par recevoir tous les partis notamment le Parti Destourien Libre (PDL) qui se revendique comme héritier du régime de Ben Ali et un éradicateur des « frères musulmans » en Tunisie, entendre le parti Ennahda.

C’est la première fois que ce parti répond à une invitation pareille. Cela laissait entendre qu’une coalition sans le parti islamiste était envisageable. En effet, c’est la condition de Abir Moussi, la présidente du PDL, pour toute participation politique. Cependant, les tractations piétinent, Hichem Mechichi ne convainc pas. Les partis comprennent que Carthage limite considérablement sa marge de manœuvre. Ainsi, il aurait confié à Ennahda et Qalb Tounes que le président de la République lui a tracé des lignes rouges: les deux partis arrivés en tête des élections devaient être exclus.

Résultat, durant plusieurs semaines, Mechichi est taxé d’être une marionnette aux mains de Kais Saïed et de sa directrice de cabinet Nadia Akecha à qui l’on prête un pouvoir de persuasion conséquent. Tous les partis dénoncent une « présidentialisation » du régime et qualifient cette nouvelle équipe du « gouvernement du président ». Quand les sociodémocrates du Courant démocrate annoncent qu’ils ne voteront pas en faveur de ce gouvernement, ceci anéantit de facto l’éventualité d’une coalition parlementaire sans Ennahda et Qalb Tounes.

Hichem Mechichi s’est retrouvé dans une situation assez délicate. Sous pression du chef de l’État qui se faisait de plus en plus insistant pour parachuter de plus en plus de ministres. Bien au-delà des portefeuilles de la défense et des affaires étrangères où il a son mot à dire, Kais Saïed impose, contre l’avis de son poulain, le ministre de l’Intérieur, un avocat impliqué dans sa campagne présidentielle sans autres motifs de choix que la proximité avec le président.*

Que devrait faire Hichem Mechichi ?

Jeter l’éponge, remettre les clés du gouvernement à Carthage ?

Ou continuer…

C’est là, le moment charnière. Certains députés de différents partis évoquent des réunions secrètes que Mechichi aurait tenues avec les chefs du parti Ennahda et de Qalb Tounes. Un compromis aurait été arrangé à cette occasion.

La réunion aurait été rapportée à Kais Saïed par les services de renseignements, selon un élu qui s’est exprimé anonymement.

À partir de là, la confiance et l’allégeance entre le parrain et le filleul ont été enterrées. Ce qui est devenu « l’affaire du ministre de la Culture » est une tache indélébile rappelant cette rupture. Même si une partie du monde de la culture ne l’a pas apprécié, même si l’actuelle ministre faisait relativement consensus, c’est Walid Zidi, un novice sur la scène politique qui a hérité de ce ministère. C’est le premier aveugle à avoir soutenu une thèse de doctorat en civilisation arabe, enseignant, il n’a jamais dirigé d’organismes publics ou privés. Quelques heures après la révélation des noms des ministres, Walid Zidi annonce sur Facebook qu’il renonce à son poste sans en référer au chef du gouvernement. Le lendemain matin, l’équipe de Mechichi publie un communiqué indiquant qu’il ne fait plus dans son équipe. En fin de matinée, réaction invraisemblable de Kais Saïed: il reçoit le ministre de la Culture et lui renouvelle sa confiance… Une humiliation publique que Mechichi peine à digérer.

La dernière tentative de Kais Saïed d’avorter le processus du vote de confiance advient la veille de celui-ci. Il convoque quelques partis politiques, sans Qalb Tounes ni le PDL… et s’engage à ne pas dissoudre l’assemblée si le gouvernement n’obtient pas la confiance. Il laisse subtilement entendre qu’il serait encore possible de renoncer au gouvernement de Mechichi. En face de lui, il n’y avait que les partis initialement représentés dans l’actuel gouvernement démissionnaire d’Elyes Fakhfakh, éventuellement chargés de rester aux affaires, si Hichem Mechichi échouait à obtenir la confiance de l’assemblée. Partant, il transforme une disposition constitutionnelle censée débloquer une impasse politique par un instrument de négociations dans un bras de fer qui l’oppose à Ennahda et Qalb Tounes.

De plus, si ce gouvernement passe, il exprime son opposition contre le changement de certains ministres par le parlement peu après le vote de confiance. Une mesure pour laquelle il n’a aucun levier de pression.

Cette prise d’initiative politique, hors des sentiers tracés par la constitution, lui a coûté cher. En effet, elle l’a d’abord exhibé dans une position de faiblesse. Celui qui refusait de recevoir les partis durant la phase de la formation du gouvernement, les convoque quelques heures avant le vote pour se racheter. Avec ce coup de poker perdu, Kais Saïed a ébranlé la légitimité de son image et de sa parole d’homme droit parlant le droit et « d’unique interprète de la constitution » en l’absence de Cour constitutionnelle. Nabil Karoui et Rached Ghannouchi se sont saisis de cet échec en rappelant le jour du vote l’importance du respect des procédures constitutionnelles.

Mais le président de la République a perdu beaucoup plus. Au-delà de ses prérogatives constitutionnelles, il disposait de la force de proposition du chef du gouvernement. En effet, il y a deux mois, le chef de l’État était dans un élan ascendant, il recevait la démission d’Elyes Fakhfakh qui évitait in extremis une motion de censure. La balle revenait à Carthage pour nommer son successeur. Il n’aurait jamais eu cette carte sans la démission, ou si la motion de censure parlementaire avait abouti. Encore moins, si Ennahda avait réussi à former un gouvernement du premier coup après les élections législatives d’octobre 2019. Désormais, la démission du chef du gouvernement à la demande du chef de l’État n’est plus une garantie.

Comment l’alliance Ennahda-Qalb Tounes va-t-elle s’accommoder d’un gouvernement qu’elle n’a pas conçu ?

La solution fait partie de l’accord préalable au vote de confiance : sept ministres devraient être remplacés sans passer par Carthage, un chiffre avancé par Nabil Karoui. L’alliance ne compte pas s’arrêter là… prochaine étape : la mise en place de la cour constitutionnelle.

Loin d’eux le souci de compléter l’architecture institutionnelle prévue dans la constitution de 2014, l’objectif, toujours selon Nabil Karoui, le chef de Qalb Tounes, est de disposer d’un outil pouvant déchoir le président de son mandat pour faute grave. Seule la Cour peut le faire.

Toutefois, avec sa composition actuelle, il est impossible de rassembler les 145 députés pour élire les trois membres restants de la cour constitutionnelle et relancer la mise en place de la clé de voûte du régime politique tunisien. C’est pour cela que l’amendement de la loi organique de la Cour a été un leitmotiv des débats politiques depuis 2015. Feu Béji Caïd Essebsi avait déjà déposé un projet de loi pour permettre l’élection des juges constitutionnels par une majorité absolue (50%+1) et non qualifiée (2/3). Qalb Tounes et Ennahda pourraient s’engager à nouveau dans cette voie. Même s’ils réussissent à adopter les amendements, le président pourrait alors s’abstenir de les promulguer. En effet, l’été dernier lors d’une interview télévisée, le chef de l’État a déjà évoqué la possibilité de ne pas promulguer des lois adoptées par le parlement s’il n’en est pas satisfait. S’il le fait, cette loi est renvoyée au parlement et doit être adoptée avec une majorité plus importante. C’est là où les 134 voix favorables au gouvernement prennent un autre sens.

Ces trois cinquièmes de l’assemblée indiquent que l’alliance Ennahda-Qalb Tounes avec le soutien d’indépendants et de la coalition El Karama, un groupe populiste à la droite d’Ennahda, peuvent outrepasser le droit de réponse du chef de l’État, voire son refus de promulgation des lois organiques, comme celle de la Cour constitutionnelle ou la loi électorale.

Pour Hichem Mechichi, l’ex-ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement démissionnaire d’Elyes Fakhfakh, le plus dur ne fait que commencer. Désormais, pour peser dans la discussion contre ces nouveaux parrains, la seule carte dont il dispose dans le rapport de forces est la menace de la démission, ce qui redonnerait la force de proposition à Kais Saïed au grand dam de l’alliance Ennahda-Qalb Tounes. Malgré ce vote de confiance, la stabilité gouvernementale n’est pas encore à l’ordre du jour. La tendance qui se dégage de cette première année du quinquennat, c’est une course aux bâtons dans les roues des uns et des autres qui ne risque pas de se tarir, malgré une détérioration accélérée de la situation économique et sociale.

* Une version précédente de l’article mentionnait que « … pour le ministre de l’Équipement: plaidant une coquille suite à une homonymie dans la liste officielle des ministres, la présidence envoie un rectificatif au parlement pour mettre son homme. » En réalité, c’est Hichem Mechichi qui a formulé la demande par écrit comme indiqué par Carthage.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *