Barr al aman : Comment intervient la Cour des comptes dans le contrôle des financements des campagnes électorales?
Fadhila Gargouri : La Cour intervient sur deux volets. Le premier, c’est le contrôle des financements, le deuxième est juridictionnel.
Dans le cadre du contrôle, notre mission est de s’assurer du respect des principes régissant le financement de la campagne électorale:
- La transparence en matière de collecte des recettes et de dépenses,
- l’équité entre tous les candidats,
- La neutralité de l’administration.
La Cour constate tout d’abord que tous les candidats ou listes candidates ont déposé leurs comptes de campagne dans les délais réglementaires fixés à 45 jours à partir de la déclaration des résultats définitifs. Pour ceux qui ne l’ont pas fait, on passe à la procédure juridictionnelle. Puis, on s’assure de la crédibilité de l’information telle que produite dans les comptes. Ce qui veut dire que l’on vérifie que l’information enregistrée sur les recettes et dépenses est non seulement exhaustive, c’est à dire reflète toutes les recettes collectées et toutes les dépenses effectuées, mais aussi fiables, évaluées de manière exacte et qui correspond à la réalité. Le contrôle est sanctionné par l’élaboration d’un rapport général sur le financement des campagnes électorales qui doit être publié 6 mois à partir de la déclaration des résultats définitifs des élections.
Ensuite, on passe au deuxième volet. De manière générale, la Cour constate des infractions et sanctionne les listes ou les candidats qui n’ont pas respecté les formalités substantielles telles que décrites par la loi électorale. Pour certaines infractions, la Cour est habilitée à sanctionner les candidats ou les listes qui n’ont pas respecté le principe de la transparence ou de respect du seuil des dépenses ou les engagements vis-à-vis de la Cour des comptes, qui n’ont pas facilité sa tâche.
Pour ce qui concerne les recettes, il faut s’assurer de leur légalité. Chaque candidat ou liste a le droit de collecter des fonds provenant de l’autofinancement ou de financement privé. La somme totale des deux ne doit pas dépasser un seuil fixé par décret. Le seuil pour les présidentielles est aux alentours de 1,7 million de dinars (534.000€). La formule pour la subvention publique qui a été décrite par le décret tient compte du nombre d’électeurs et du coût de la vie. C’est une formule que l’ISIE doit appliquer, il s’agit de 10 fois le seuil de la subvention publique pour les présidentielles et 6 fois pour les législatives.
La loi électorale interdit le financement étranger, le financement déguisé, le financement dont la source n’est pas déterminée et généralement le financement illicite.
La Cour est habilitée pour sanctionner certaines infractions, mais elle n’est pas habilitée à sanctionner les crimes, tels que la publicité politique, l’achat de voix, l’utilisation de moyens publics. Elle décèle ces infractions et transfère le dossier aux juridictions spécialisées.
Il faut noter que seules les juridiction financière ou judiciaire sont habilitées à juger le caractère illégal d’un crime ou d’une infraction. Il doit y avoir des justificatifs, un jugement et des procédures qui respectent les critères d’un procès équitable, etc.
BAA : Pour les financements étrangers, vous êtes seulement habilités à constater?
FG : Pour les présidentielles, oui. La sanction prévue est une peine de prison (donc relevant de la justice pénale) et la perte du droit de se présenter dans les 5 ans qui suivent. Pour les législatives, il y a une sanction pécuniaire qui peut aller jusqu’à 50 fois le montant reçu et la liste est déchue.
BAA : Quel est le rôle de la banque centrale dans tout cela?
FG : La loi électorale est claire. La BCT et le ministère des Finances doivent prendre les mesures nécessaires pour protéger les élections des financements illicites. La charge d’éviter tout type de financement illicite étranger ou de source inconnue incombe au système bancaire. Il y a une circulaire de la BCT qui invite les différentes banques à déclarer les opérations de soupçons, c’est à dire toutes les opérations inhabituelles en termes de montant ou de périodicité. Toutes les opérations dépassant les 5000 dt devraient être déclarées auprès de la CTAF (Commission Tunisienne des Analyses Financières). Le problème a été relevé par la Cour des comptes et un rapport envoyé à la BCT (Banque Centrale de Tunisie) demandant une réponse.
Malheureusement, lors des élections municipales, nous avons relevé que ce système de veille manquait d’efficacité et on a formulé des observations. C’est qu’il ne suffit pas de publier une circulaire, encore faut-il assurer le suivi de son application, sans oublier les mesures de veille prévues par la loi contre le blanchiment d’argent. Ces mesures sont destinées à protéger non seulement notre vie politique, mais aussi sécuritaire.
BAA : On a des candidats qui occupent des locaux de campagne sans payer de loyer ou qui font appel à des volontaires pour différentes tâches. Est-ce que ces dons en nature sont comptabilisés ?
FG : Les dons peuvent être en nature ou en numéraire, mais les deux doivent être justifiés par un reçu qui comporte le nom et prénom du donateur, son numéro de carte d’identité et sa signature. Pour les dons en nature, il doit y avoir une évaluation qui doit refléter la réalité du coût de l’utilisation, c’est-à-dire tenir compte du prix du marché, du taux d’amortissement et de la durée de l’utilisation. On ne comptabilise pas le bénévolat s’il ne touche pas au métier de la personne. Si un ingénieur informaticien assure la maintenance d’un site web, c’est son travail et il devrait être payé. Toutefois, s’il distribue des tracts, ça rentre dans le cadre du bénévolat. Seul le travail volontaire des candidats, quel qu’il soit, ne doit pas être facturé.
BAA : Au-delà de la légalité, les citoyens qui vont voter peuvent ne plus avoir confiance dans le système électoral, car malgré toutes les entorses aux règles, les personnes qui trichent continent à se représenter.
FG : La Cour constate des infractions. Pour certaines d’entre elles la Cour est habilitée à sanctionner, et elle n’a pas hésité à le faire, il y a eu des arrêts pour déchoir les candidats et des listes qui n’ont pas respecté le principe de la transparence, c’est à dire les listes lors des municipales qui n’ont pas déposé leurs comptes de campagne dans les délais légaux et il s’agit bien de 136 listes dont 84 listes gagnantes. Toutes les structures de la Cour (14 structures juridictionnelles : 10 centrales et 4 régionales) ont communiqué les arrêts aux intéressés pour sanctionner les listes gagnantes et non gagnantes qui n’ont pas déposé leurs comptes.
Pour les listes non gagnantes, il s’agit d’appliquer les dispositions de l’article 98 de la loi électorale s’agit d’une sanction pécuniaire. C’est le ministère des Finances qui est chargé du recouvrement. Pour les listes gagnantes, tous les candidats de la liste devraient perdre leur siège. C’est l’ISIE qui applique la décision. Mais il faut respecter la procédure, jusque-là, il s’agit d’un arrêt provisoire, les listes candidates ont le droit d’opposer leur réponse dans un délai de deux mois, après il y a un arrêt définitif de première instance, il est possible de faire appel dans un délai de 3 mois, s’il n’y a pas d’appel, l’arrêt est définitif. Après, c’est au ministère des Finances ou à l’ISIE d’appliquer les dispositions de l’arrêt.
BAA : Certains délais n’ont-ils pas déjà été dépassés, pour les municipales notamment ?
FG : Effectivement, car nous rencontrons un certain nombre d’obstacles. La procédure est longue et compliquée.
D’abord, il y a un arrêt provisoire de première instance, il faut le communiquer à tous les membres de la liste, car l’amende est solidaire. Mais cela pose problème. Certaines listes, comme à la municipalité de Tunis, peuvent être composées de 60 candidats et à plusieurs reprises, il y a un retour par les services postaux signalant que l’adresse n’est pas valable. Cela bloque la procédure.
Une fois informés de l’arrêt, ils ont deux mois pour faire appel avant que ça ne devienne un arrêt définitif de première instance.
Puis, il faut trois mois pour que ça devienne un arrêt définitif. Avec la nouvelle loi de la Cour des comptes, l’arrêt provisoire de première instance n’existe plus, mais toute la procédure prend du temps.
On travaille avec un décret qui date de 1972 qui a été réalisé pour réglementer les procédures de jugement des comptes des comptables publics. Il n’est pas adapté aux spécificités de la matière électorale.
La Cour des comptes n’a pas cessé de demander au législateur la mise en place de procédures spécifiques, légères et adaptées.
Le même problème se pose pour les procédures en matière financière, mais aussi judiciaire. Ça explique que des affaires qui datent de 2014 traînent encore.
BAA : On comprend que le cadre légal est inadapté, mais en même temps ce sont les partis politiques qui vont subir le contrôle qui peuvent modifier la loi. N’y a-t-il pas un conflit d’intérêts?
FG : Il faut souligner que le législateur a pris en compte un nombre important de recommandations de la Cour à partir de 2011. Les recommandations que la Cour a formulées lors du rapport concernant les élections de l’ANC ont participé à l’amélioration de la loi électorale en 2014. En 2011, les sanctions pécuniaires ne dépassaient pas 5000 dt.
En 2014, on a mis en place un système de sanction plus dur avec une diversification des sanctions. Il prévoit des sanctions pécuniaires, électorales, privatives des subventions publiques et pour les crimes, des peines de prison. Par la suite, la modification de la loi en 2017, a pris en considération la recommandation de la Cour. Désormais, le financement public prend la forme d’un remboursement des dépenses électorales et non pas comme avance. On évite ainsi la mauvaise utilisation des deniers publics comme cela a été constaté lors des élections de 2011 et 2014. Franchement, c’est une révolution.
Toutefois, d’autres recommandations n’ont pas été prises en compte. On avait demandé de revoir la définition des dépenses électorales. Dans la réalité, on a remarqué qu’il y avait une campagne avant la campagne. La définition des dépenses électorales se limite aux dépenses engagées pendant la période électorale à condition qu’ils soient consommés et payés durant la campagne électorale.
La veille de la campagne, un parti politique peut organiser un grand meeting où il présente son programme électoral, il peut même donner des cadeaux, etc. et les frais de ce grand événement ne peuvent pas être intégrés dans le seuil des dépenses électorales. Idem en 2014.
On a relevé ce problème dans nos rapports de 2018 et 2014 et on a invité le législateur à réviser la définition de la dépense électorale. De même pour tout ce qui est publicité politique, la limite entre la propagande légale ( دعاية انتخابية ) et la publicité politique ( إشهار سياسي ) illicite n’est pas très claire. Lors des élections de 2014 et 2018, il était difficile de déterminer où s’arrête la responsabilité du candidat ou de la liste et où commence celle du média. En 2014, une chaîne télé a ouvert son antenne pour couvrir la manifestation d’un parti politique pendant 2 heures, c’est de la publicité. Et la réponse de cette chaîne a été de dire : « Ca rentre dans le programme de couverture des manifestations ». Cependant, ça entache le principe d’équité entre les listes candidates.
La loi électorale n’est pas claire, en 2014 comme par hasard quand on envoyé nos remarques sur les abus, les médias ont tous répondu la même chose « ça fait partie de la couverture » et les candidats répondent « je n’ai rien demandé au média en question ». Les deux ont profité du vide juridique qui ne précise pas les responsabilités entre le média et le candidat. Dans le domaine électoral, fournir une preuve irréfutable est souvent difficile.
BAA : Qu’en est-il de l’achat des voix?
FG : On ne peut sanctionner qu’en cas de flagrant délit. C’est un non-sens. Il faut que la personne qui paie un électeur soit prise la main dans le sac et ce n’est pas évident. Par exemple, un militant de la société civile a essayé de prendre en photo quelqu’un qui faisait monter dans un camion des gens en leur donnant de l’argent et les emmenait au bureau de vote. Ils lui ont cassé son appareil et l’ont menacé. Or, tant qu’il n’y a pas les justificatifs nécessaires, on ne peut pas établir qu’il s’agit d’un crime. C’est pour cela qu’on parle dans nos rapports de risque de financement illicite ou déguisé à travers les associations et les médias.
Même en France, l’affaire des financements libyens de la campagne de Sarkozy est toujours devant la justice. Ce n’est pas évident de traiter ce type d’affaires. La loi est conforme à 90% aux normes internationales et aux bonnes pratiques. Il faut toutefois instaurer des procédures et règles juridictionnelles qui tiennent compte de la spécificité de la matière électorale.
BAA : Pour les financements déguisés, les amendements de la loi électorale en 2019 avaient pour objectif selon l’exécutif de séparer le travail partisan du travail médiatique. Qu’en pensez-vous?
FG : Nous avons été les premiers à appeler à la séparation de la vie associative et de la vie politique. Mais on ne change pas la règle du jeu à quelques semaines du scrutin. Ceci étant dit, il n’est jamais trop tard pour bien faire, encore faut-il que ce soit dans les règles de l’art.