Par Mohamed Haddad, rédacteur en chef, & Khansa Ben Tarjem, présidente de Barr al Aman.
« Pouvons-nous vendre plus d’huile d’olive en Europe? Pouvons-nous mentionner qu’elle provient de Tunisie? Serait-ce possible de décaler la prochaine réunion de négociation? Quelles garanties pour nos entrepreneurs et investisseurs d’entrer sur le territoire européen? » C’est un tant soit peu schématique sans doute caricatural… c’est en substance un condensé du discours des négociateurs tunisiens. Troquer les dattes, les agrumes et l’huile d’olive contre des euros, mais en contrepartie de quoi? D’où viendront les milliers de tonnes de blé tendre que les ménages tunisiens consommeront à coup de baguette subventionnée et de farine ? A quoi sert l’agriculture: à nourrir la population locale ou à augmenter le stock de devises? Est-ce que le droit à la santé doit primer sur le droit de la propriété intellectuelle et partant les profits des sociétés pharmaceutiques ? Ces questionnements essentiels ne semblent pas faire partie des préoccupations des négociateurs tunisiens. Est-ce exagéré? Peut être.
Quitte à rappeler des banalités, l’UE est le premier partenaire commercial de la Tunisie, mais l’UE n’est pas une organisation caritative. C’est une entité politique et économique des plus puissantes dans le monde, une puissance qui se fait bousculer par la Chine et les Etats-Unis. Il est prévisible et légitime que l’Union Européenne défende ses intérêts économiques et sa zone d’influence politique dans la région. Il devrait en être de même pour la Tunisie. Les intérêts des deux peuvent converger … mais peuvent aussi diverger. Il ne s’agit pas de discuter sur les modalités et l’ampleur d’un libre échange approfondi avec l’UE, mais d’évaluer les rapports de force et l’impact de chaque article, chaque alinéa sur la vie des citoyens, mais aussi de l’Etat tunisiens. Comme l’affirme Ignacio Garcio Bercero, négociateur en chef de l’UE, la Tunisie ne représente que 0,5% du marché européen, alors que le marché européen représente plus de 70% des exportations tunisiennes.
Pourquoi donc autant d’intérêt pour la Tunisie? Pourquoi la négociation ne s’est pas faite sur une échelle maghrébine pour réduire la disproportion entre les deux parties prenantes de la négociation? Oui, la Tunisie s’est inscrite dans une relation de dépendance économique et politique envers l’Union européenne, mais saura-t-elle rééquilibrer cette relation ou même… mieux négocier sa dépendance?
L’Union Européenne et la Tunisie ont été liées par un accord d’association en 1995. Quel bilan tirons-nous de cet accord? L’évaluation côté Etat tunisien est en retard. Les termes de références pour choisir un cabinet de consulting ont été publiés en janvier 2017. Sélectionné à la fin de 2018, il commence à peine ses travaux lors de la publication de cet article… nos demandes d’accès à l’information pour les rapports intermédiaires et finaux resteront lettre morte.
Dans cette série d’articles portant sur l’ALECA, nous aborderons d’abord les négociations en cours, dans le noir. C’est le fruit d’un questionnement saisi par Fadil Aliriza lors d’une conférence organisée en octobre 2018 par le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES). Par la suite, nous examinerons la sécurité et la souveraineté alimentaires. Le troisième article portera sur l’équilibre fragile entre le droit à la vie et à la santé et le droit de la propriété intellectuelle, un équilibre qui pourrait être remis en cause par l’ALECA. Nos requêtes depuis le mois d’octobre 2018 pour rencontrer le négociateur en chef tunisien Hichem Ben Ahmed, actuel ministre des transports, n’ont pas été fructueuses. Son homologue européen Ignacio Garcio Bercero, a choisi de répondre par email à nos questions. Enfin, la parole critique nous vient de Maha Ben Gadha directrice des programmes économiques de la fondation Rosa Luxemburg – Afrique du Nord. Au-delà de ces articles, notre média Barr al Aman réalisera des rencontres et des Facebook lives pour évaluer ces politiques publiques embryonnaires.
Imaginons une justice privée, parallèle et transnationale pour défendre les intérêts d’investisseurs « pas assez protégés » par le droit tunisien. Imaginons des médicaments interdits de production et de mise sur le marché à cause d’une période de protection complémentaire à celle prévue par les brevets. Imaginons des pommes de terre calibrées, certifiées, importées et conformes aux normes européennes dans nos marchés. Imaginons une adaptation de notre marché de l’emploi aux attentes des Européens… L’Accord de libre échange complet et approfondi (ALECA) que propose l’Union Européenne à la Tunisie a certainement un avantage: il nous questionne sur ce que nous sommes et ce que nous voulons être.